Lorsque pour la première fois j’ai entendu « Brand New Cadillac », c’est The Clash qui la jouaient. Peu curieux ou trop confiant sinon assez ignorant encore, je ne me suis pas demandé si Jones/ Headon/ Simonon et Strummer en étaient les auteurs. Ça coulait de source pour moi, puisque ce titre foncièrement rock collait à la musique des londoniens qui tenaient haut le flambeau d’un genre renouvelé, retrouvant ses caractères premiers au tournant des années 1980. La chanson dont le texte n’était pas compliqué à comprendre, parlait de grosse voiture américaine, d’une fille qui la conduisait, d’une histoire d’amour déçue et le riff lancé note à note sonnait comme il fallait. C’était forcément du Clash, un peu moins politique il est vrai !
Ce n’est qu’en regardant la diffusion d’un numéro de Chorus, animé par un Antoine de Caunes jeune et de joyeux acolytes, que j ‘ai compris mon erreur. Je découvrais qui était Vince Taylor, véritable auteur- compositeur et premier interprète du titre chanté par Strummer sur London Calling en 1979. Vingt ans plus tôt, Brian Maurice Holden – alias Taylor- avait rageusement enregistré ce tube interplanétaire sur trois accords, dans la grande lignée du style rock nord américain éclos au mitan des années 1950. Dans l’écran télé face à moi Taylor avait le cheveu noir luisant de gomina , l ‘allure d’un grand échalas aux joues creuses, le regard de braise. Je sentais confusément qu’il tentait un retour, au début de la quarantaine, et qu’il avait dû bouffer des vaches maigres depuis plusieurs années. Sur la scène de l’émission avec un vrai public, il était encadré d’un groupe pas franchement convaincant – à ce que j’en jugeai du moins, du haut de mes dix huit ans – et qui paraissait un peu de circonstance. Les gars jouaient façon baloche, sans l’imagination ou la présence qui faisaient la différence. Pour faire court, ils n’étaient sans doute pas tout à fait à la hauteur des ambitions et du potentiel de leur chanteur. Celui ci avait beau donner de la voix, quelque chose coinçait.
Mais d’où sortait (ou d’où revenait ) ce Vince Taylor que je ne connaissais pas? L’homme en cuir noir avait eu du succès, provoquant un certain émoi hexagonal autour de lui, au tout début des années 1960 . Anglais né en 1939 – il se fait passer pour américain parce que sa famille y résida dans les années 1950 – c’est surtout en France qu’il mène véritablement carrière. Le pays s’éveille au rock n roll, et Taylor qui a sorti un single chez Parlophone sans grand retour commercial du public anglais, est bien accueilli à Paris avec un groupes de musiciens d’accompagnement qu’il nomme Les Playboys. On y trouve le batteur Brian Bennett ( qui jouera dans The Shadows) et le guitariste Tony Sheridan ( qui sera connu pour sa collaboration avec les Beatles à leurs débuts). Les Playboys tiennent la route, Taylor a de l’allure et de la voix. Ils donnent des concerts ici et là, avec d’autres groupes anglais, créant une sensation de nouveauté. La hype anglaise s’empare de la capitale et Taylor avec sa belle gueule est signé par les disques Barclay. Pour le label français il exprime un rock sauvage et sombre, venu tout droit des années 50 dont il incarne l’esprit. On le surnomme alors « L’Archange Noir du Rock », ce qui le décrit parfaitement. Un premier album paraît en 1961, intitulé Le Rock c’est ça ! S’il a des airs de Presley, la vision des choses de Taylor est celle plus ténébreuse d’un Gene Vincent. Presley est devenu une immense star, bien sûr, mais il est aussi un serviteur docile de la nouvelle industrie musicale nord américaine. Vince Taylor, lui, est bien trop bousculé intérieurement pour prendre ce plis, même si cela ne se voit pas encore quand on regarde ce garçon brun, musclé et souriant.
S’il espère la gloire et peut rivaliser chez nous avec un Johnny Halliday qui débute sa carrière, l’anglais exilé va connaitre un parcours chaotique frappé par la malchance. Pourtant tout démarrait si bien. Eddie Barclay lui demande d’adapter des standards du rock américain dont le public est encore en demande dans l’hexagone. Il en réalise des versions plus sauvages, plus radicales que les originaux. Taylor y croit, c’est sûr. C’est un pur ! Il ouvre pour les Rolling Stones à L’Olympia, publie ses deux premiers albums en 1961 puis 1965, ainsi que des ep en quantité qui se suivent rapidement pendant cinq ans. On le voit avec Brigitte Bardot, Françoise Sagan, Roger Vadim. Il est devenu un personnage du Tout Paris rock de la première moitié des années 60, peut être d’un miroir aux alouettes aussi… Il joue dans un film érotique en 1961 ( qui sera finalement interdit en salle). Ne serait il qu’une simple attraction ? Une distraction jetable ? Le succès ne reste que temporairement au rendez-vous pour Brian Maurice Holden. Ses concerts provoquent des émeutes – dans lesquelles il n’a aucune responsabilité – et les salles sont parfois dévastées. La plus célèbre est celle du Palais des Sports (Paris) mis sans dessus- dessous en novembre 1961. Le public français vient l’applaudir mais, curieusement, ses disques se vendent mal. On ne saurait dire pourquoi ? Peu à peu Taylor devient malvenu en regard de l’agitation qu’il peut provoquer. Est- ce son look de pur et dur qui excite les loulous frenchies et effraie les organisateurs ? Après 1965 , on va lui préférer les chanteuses et chanteurs de la vague Yéyé, bien plus inoffensifs.
Ses concerts de cette même année sont pourtant bons! Johnny Halliday est parti au service militaire et ses musiciens d’accompagnement se sont naturellement tournés vers Vince Taylor. Le batteur Bobby Clarke qui soutenait la formation autour d’Halliday, offre ses services à « L’ Archange Noir ». C’est le moment où est enregistré le fameux Vince! album joué en live à l’Olympia, avec un solo de batterie de sept minutes. On y ajoute au mixage de faux cris et applaudissements déchaînés, plus vrais que nature. Taylor est dépassé par les événements. Loin de remplir son compte en banque avec la musique, il vit modestement, dort dans de mauvais hôtels et cachetonne comme il peut. Il y a un paradoxe Vince Taylor. On le veut incarnation d’une certaine sauvagerie à la Brando, mais en même temps on la redoute. Parce qu’il est souvent ingérable rapporte Eddie Barclay à son sujet, le producteur donne un premier stop à sa carrière après 1965. Ce sont dans les mois qui suivent de premières galères plus sévères qui commencent…
Drogues, alcool et dépression submergent le chanteur-interprète dans la seconde moitié des années 1960. Un concert donné à la Locomotive paraît cataclysmique aux yeux du public effaré. Taylor est en pleine descente d’acide, un chien dans un jeu de quilles qui n’arrive pas à s’adapter. Il oublie des paroles, titube, affole les spectateurs en pleine vague Yéyé soutenue par les disques Vogue qui donnent désormais le ton de l’époque. Dutronc, Hardy, Antoine, Ronnie Bird, Zouzou sont les nouvelles vedettes. A vingt six ans « le rocker en noir » est déjà presque un has been. Il s’en rend compte. Quittant la France, il retourne à Londres, croise Bob Dylan et sombre dans une sorte de délire mystique qui n’arrange pas ses affaires . Il s’imagine réincarnation d’un apôtre du Christ et croit , halluciné, aux extraterrestres. Les choses vont mal. Cachets anti dépresseurs et électrochocs, séjours en hôpital psychiatrique sont nécessaires. Taylor perd de sa superbe et prend la tête d’Antonin Artaud quelques années plus tard, prématurément vieilli…
Retour en France où Barclay lui fait finalement enregistrer L’Épopée du Rock ( 1969). Une collection de standards qui peut paraître décalée par rapport aux productions branchées de la fin 1960. La pop music s’est développée, le rock prog a le vent en poupe, ainsi que le hard rock naissant. Résultat, le rockabilly figé de Taylor semble le vestige d’un autre temps. En ce sens, le titre du troisième et dernier lp chez Barclay est un choix vaguement plombé. Cet album est une redite qui ne réalise pas de grosses ventes. Taylor n’a toujours aucun confort matériel. Interprète, aussi doué fut il pour cet exercice de style, il ne reçoit aucun droit d’auteur ce qui suppose des revenus plus limités.
Jusqu’au milieu des années 1970 il ne se passera plus grand chose pour lui. Fantomatique il erre de concerts en galas mal payés, dans des salles de troisième catégorie. Le rocker qui fut une des sensations de la période 1960/1965, se retrouve avec des outsiders de la variété française. Quand bien même David Bowie déclare t-il s’être inspiré de lui pour créer Ziggy Stardust, son quotidien est celui d’un solitaire, presque lâché par le music business. Music For Pleasure diffuse une compilation bon marché et un autre trente centimètres de reprises des mêmes standards parait chez Motors la même année. Nous sommes en 1975. Cette petite actualité discographique a l’avantage de rassembler une poignée de fans qui s’occupent de lui, l’ hébergent et organisent quelques dates provinciales. Taylor, entre l’âge de trente sept et quarante ans, vit en quidam à Châlons sur Saône, ce qui lui évite pendant deux ans ou trois ans une déchéance physique qui lui aurait été fatale.
L’ultime come back a lieu à la fin des années 1970. C’est celui qui le mène sur la scène de Chorus, devant les caméras de télévision. Vince Taylor fait alors l’objet d’un petit culte au sein de la nouvelle génération de musiciens nés du punk rock – dont Bashung et Daniel Darc. Pour ce qui sera son baroud d’honneur, il est aidé par les ex Dynastie Crisis – à l’origine musiciens de Polnareff qui connurent aussi un petit succès personnel quelques années plus tôt. Il tourne deux films avec le réalisateur Pierre Richard, sans pour autant débuter une nouvelle carrière au cinéma. Taylor reste coincé dans son propre rôle. Il ne se renouvelle pas, ne compose pas d’autres titres que son fait d’armes de 1959. Quand bien même The Clash le popularisent- ils à ce moment là, il n’y a pas de quoi vivre de ses royalties…
A un peu plus de quarante ans, VinceTaylor va disparaître… Il l’annonce lui même ( mais qui s’en soucie?) et redevient Brian Maurice Holden. Avec femme et enfant l’ex « Ange noir » du Rock and Roll émigre en Suisse à Lutry, près de Lausanne. Là, il reprend son métier de mécanicien pour l ‘aéronautique qui fût son autre passion de jeunesse. De 1983 à 1991 – année de sa mort à cinquante deux ans, suite à un cancer des os – , il vit sans doute des années trop courtes, mais des années les plus heureuses de sa vie chaotique, loin du monde du rock qui ne lui rendit pas le succès qu’il aurait mérité. La faute à la malchance et à quelques errances? Ce qui est fait est fait et vous n’y pouvez rien changer.
Vince Taylor/ Brian Maurice Holden repose en paix au cimetière de Lutry, bien qu’on ait longtemps prétendu que sa tombe fût introuvable – à l instar de la sombre histoire ( elle aussi) du blues man Robert Leroy Johnson, auteur de « Crossroads » qui, dit on, vendit son âme au diable avant de devenir le premier membre du funeste club des « 27 »…Le diable, Taylor ne lui vendit rien. Par contre il semble que celui ci lui joua de nombreux mauvais tours.
Peintre et guitariste, adepte de Telecaster Custom et d’amplis Fender. Né en 1962 – avant l’invention du monde virtuel – pense que la critique musicale peut-être un genre littéraire, objet idéal pour un débat en fauteuil club millésimé.
Phil J
Belle chronique ! C’est très intéressant de se replonger dans ces grandes épopées du rock. Vince Taylor était considéré comme un usurpateur par certains chanteurs français (dont Eddy Mitchell), c’était un super interprète, il l’a prouvé sur pas mal de standards, sa version du Shakin’all over de Johnny Kidd est un modèle ! Mais c’était surtout une bête de scène avec un côté chanteur maudit, looser. C’est ce qui attirait beaucoup Bashung, chez Vince comme chez Gene Vincent, des personnages sombres et torturés, aux performances scéniques sauvages.. A re-découvrir !
Jean-Noël
Merci. Oui, loser c’est factuel… Usurpateur est excessif. Je ne souviens pas de cette désapprobation par Eddy Mitchell ? Disons que oui, en tous cas, Taylor a très peu créé et n’a donné que des interprétations des standards rock… En ce sens son apport réel est moindre. Évidemment. Il a surtout permis au public français entre 1960 et 1965 d’entendre en direct des hits US… Après, la légende a pris le pas. C d’ailleurs cet aspect qui nous intéresse ici.