À soixante et dix ans, Ray Davies, ex leader des Kinks récemment ennobli, demeure cette incarnation éternelle et magnifique du premier des grands outsiders de la musique pop et rock des cinq dernières décennies. Ce chroniqueur acerbe des mœurs de son temps, grande classe mais destin contrarié, a posé, depuis les années soixante, un songwriting immédiatement reconnaissable, mû par un esprit aussi flegmatique et cool qu’ironique et grinçant. On le supposerait ainsi 100 % britannique, alors qu’il aura vécu toute sa vie un grand écart pas toujours confortable entre culture anglaise et américaine.
En 2013, l’autobiographie Americana racontait avec panache la relation d’amour-haine du fondateur des Kinks avec une Amérique aussi désirée que détestable. Souvenirs courant depuis l’interdiction faite aux Kinks, au milieu des années 60, de tout concert sur le sol américain – parce qu’on les jugea alors ingérables et menaçants (bien plus en tous cas que les Rolling Stones) -, jusqu’à la fusillade de la Nouvelle Orléans qui faillit coûter la vie à leur front man.
En 2006, sur son premier véritable album solo Other People’s Lives, en s’essayant à une écriture intime plus proche de la confession que de la chronique sociale, il revisitait les musiques d’un sud américain des bords du Mississippi où il résidait. Toujours ambigu Davies décrivait son pays d’accueil comme: «La terre des ice creams et de l’apple pie, des armes à feu et de l’Ouest sauvage». Dix ans après cet essai et trois après le livre au titre éponyme, Americana revient sur ce même sujet. Au fil des chansons on comprend que le musicien anglais mêle l’histoire du rock américain à sa propre histoire; les deux n’ayant jamais cessé de se croiser. L’album est empreint d’une énergie due à son propos et à une écriture qui ne mâche pas ses mots. Le storytelling est prosaïque et rugueux, qui traduit un paradoxe dont l’homme ne sort pas. Fasciné par le blues aux débuts des Kinks – imité avec « You Really Got Me » et « All Day And All Of The Night »-, puis poursuivant un rêve américain avec les intenses et revanchardes tournées de la fin des années 70 et du début 80 – on se référera à la rage de l’album Destroyer (1981) -, Davies semble vouloir prendre la main sur ce qui demeure toujours plus gros que lui. Les titres « The Great Highway » et « Wings Of Fantasy » évoquent les années Kinks sur les routes US. L’album zigzague ainsi entre évocations et considérations plus personnelles. L’auteur qui abandonne ses accents cockney, se réoriente vers la narration de son expérience américaine. Musicalement il est parfaitement accompagné pour cela par les JayHawks, son backing group, qui joue un folk rock n’oubliant pas la country de Nashville, et cligne aussi de l’œil vers les décors orchestrés de Nancy Sinatra et Lee Hazelwood. Soit autant de preuves données par le compositeur de sa parfaite connaissance de son sujet. « Poetry » est la plage qui allie le mieux signature Kinks et raccords Americana. Mais ce sont les titres les plus épurés de cette sortie sous les ciels d’une Amérique peut-être trop vaste et trop rude pour le citoyen britannique, qui sont aussi les plus poignants. Tel « Rock And Roll Cowboys » qui pose la question existentielle: «Do you live in dreams or do you live in reality?» . On l’imaginera sans difficulté ayant traversé une nuit l’esprit d’un Davies un peu plus jeune qu’aujourd’hui, ses yeux perdus et délavés questionnant le plafond morne d’un motel de bord de highway, bien loin du « Waterloo Sunset' »
Americana est une collection de ces impressions et souvenirs mordants qu’un homme peut faire, s’il a eu la chance d’en avoir, au début du soir de sa vie. Collection qui n’a rien ici de crépusculaire et ressemble à cet excentrique gentleman anglais qui voulut un jour conquérir une Amérique rêvée et y arriva presque. Hautement recommandable.
Peintre et guitariste, adepte de Telecaster Custom et d’amplis Fender. Né en 1962 – avant l’invention du monde virtuel – pense que la critique musicale peut-être un genre littéraire, objet idéal pour un débat en fauteuil club millésimé.