Si l’on était déja familier par ici avec le travail de l’américain Rafael Anton Irrisari sous son pseudonyme The Sight Below, c’est véritablement lors de son association avec Benoit Pioulard au sein du projet Orcas que l’on a pris conscience de l’étendue de ses aptitudes. La pop brumeuse et mélancolique de Thomas Meluch (Benoît Pioulard est un pseudo), mêlée aux drones et aux ambiances sonores éthérées et aux rythmiques fluettes façonnées par Irrisari avait tout ce qu’il fallait pour nous séduire, et c’est donc en toute logique qu’on s’est penché sur sa nouvelle production en solo, cette fois sous son patronyme, intitulé très justement A Fragile Geography.
On y redécouvre les paysages sonores chers au compositeur, et dès les premières mesures du titre d’introduction, « Displacement », les ambiances décharnées au rythmiques abstraites de It All Falls Apart. Irrisari pousse jusqu’à éradiquer quasiment toute forme de rythme pour privilégier la personnalité enveloppante de sa musique, ce qui la rend d’autant plus pénétrante.
Pour autant, la traversée de l’album ne se fait pas sans une certaine sensation d’étouffement, comme si les nappes et les boucles de drones se disputaient un espace sonore trop restreint : « Reprisal » rapelle la construction du « Piano Drop » de Tim Hecker, tant dans sa composition instrumentale que par le sentiment claustrophobe qu’il inspire. Si cette facette avait déjà été entrevue sur les précédents travaux d’Irrisari, elle prend ici une autre dimension, et pour cause : lors de son déménagement de Seattle a New-York, alors qu’il travaillait sur le disque, son home studio a été dérobé, et avec lui tout son matériel et l’intégralité de ses enregistrements et travaux, le forçant à recommencer depuis la feuille blanche. Si ce « tabula rasa » a sans aucun doute été une épreuve pénible pour Irrisari, elle lui aura surtout laissé, derrière son goût amer, un incroyable besoin de résurrection. Son projet renaîtra donc de ses cendres sous une nouvelle forme passionnante, pas totalement libéré de ses influences passées mais animé par une volonté d’expérimentation plus forte encore, et également possédé par l’expérience traumatisante que cet évènement a probablement représenté pour le musicien (les orgues synthétiques obsédantes de « Empire Systems » en seraient une incarnation plausible). La musique représente ici des sentiments variés, mais la désorientation semble être l’un des plus présents.
Cependant, la ligne directrice du disque, son minimalisme en filigrane, reste la reconstruction ; personnifiée par la densité des lignes de synthés évoluant au fil des morceaux, et la structure des mesures qui semble se dessiner plus clairement alors que les quarante minutes du disque s’écoulent, jusqu’à retrouver un battement régulier sur le titre « Persistence ». Sur « Secretly Wishing For Rain », qui clôture le disque, c’est sur quelques notes de piano funestes – qui retentissent d’abord comme un glas de manière assez équivoque – que vient finalement se bâtir, lentement, un édifice sonore mouvant, dense et aérien. A Fragile Geography, fidèle à son titre donc, fait partie des œuvres dont l’écoute évoque, de façon abstraite mais assez habile, notre fragilité et notre vulnérabilité. Mais elle nous renvoie aussi et surtout à notre faculté à renaître, à nous adapter, et à faire appel à notre instinct de survie : celui qui nous poussera inlassablement à gratter sous les cendres pour y retrouver une terre fertile.
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cultive ici son addiction à la musique (dans un spectre assez vaste allant de la noise au post-hardcore, en passant par l’ambient, la cold-wave, l’indie pop et les musiques expérimentales et improvisées) ainsi qu’au web et aux nouvelles technologies, également intéressé par le cinéma et la photographie (on ne peut pas tout faire). Guitariste & shoegazer à ses heures perdues (ou ce qu’il en reste).