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Insight

Pink Floyd : The Dark Side Of The Moon a cinquante ans.

Paru au Royaume Uni le 24 mars 1973, après une sortie américaine qui eut lieu trois semaines plus tôt, The Dark Side Of the Moon est un sommet de l’œuvre du Pink Floyd, réussite artistique de premier plan, plébiscitée par la critique comme par les fans du groupe britannique. L’album, qui a cinquante ans cette année, reste un disque essentiel parmi tous ceux d’une forme qu’on appela Prog Rock, genre ambitieux qui domina les années 1970 et dont les meilleurs représentants furent King Crimson, Genesis, Soft Machine ou Yellow Magic Orchestra. Qu’on apprécie ou pas le style et la sophistication musicale de ces groupes issus du psychédélisme de la fin des années 1960, nous nous trouvons, quoi qu’il en soit, avec ce huitième enregistrement du Pink Floyd, face à un incontournable de la culture rock. Le genre d’objet que toute discothèque sérieuse se doit de posséder. Alors comment et pourquoi s’est-il fait?

Bassiste mais aussi chanteur depuis les débuts du groupe en 1966, Roger Waters est la personnalité à l’origine et au centre d’un album dont la pochette noire et énigmatique deviendra iconique. D’un tempérament bien trempé c’est lui, après le 6 avril 1968 date du départ de Syd Barrett, qui a endossé le rôle de leader d’un Pink Floyd comptant bien poursuivre une carrière débutée de façon fulgurante dans l’effervescence du Swinging London. En 1973 il a 27 ans. Le jeune homme de haute taille, volontiers provocateur, a acquis suffisamment d’expérience pour devenir un auteur-compositeur inspiré au caractère fort. S’il n’est pas le seul qui permettra de mener à son terme le concept-album que constitue The Dark Side Of The MoonGilmour et Wright co-signent quatre titres, Richard Wright compose seul « The Great Gig In The Sky » et Nick Mason l’assemblage électronique de « Speak To Me » -, Waters est néanmoins le plus engagé des quatre. Dans ce projet où va il donner beaucoup de lui-même, il est l’auteur de tous les textes et exprime des préoccupations jusqu’alors inédites dans le song-writing du groupe. Nick Mason, dans son livre Pink Floyd, L’Histoire selon Nick Mason, rapporte sur ce point une réunion informelle qui eut lieu dans sa cuisine, avant la composition de l’album. Après avoir présenté le titre « Time » qu’il venait d’écrire, Waters demanda aux autres membres de réfléchir à ce qui les ennuyait le plus en tant que musiciens professionnels? Le batteur raconte qu’ils établirent, peu de temps après, une liste notée par leur band mate lorsqu’ils lui rendirent visite: « Nous parvînmes à dresser une liste des difficultés et des contraintes qui nous gâchaient la vie: délais à respecter, voyages, phobie de l’avion, attrait de l’argent, peur de la mort… » Waters y ajouta ses propres réflexions et poursuivit son écriture. Les thèmes qui constituèrent alors les sujets de Dark Side, suivront longtemps l’auteur. A minima, il en nourrira le propos du groupe jusqu’au début des années 1980 avec The Final Cut, autre concept-album très politisé et antimilitariste.

Bassiste mais aussi chanteur depuis les débuts du groupe en 1966, Roger Waters est la personnalité à l’origine et au centre d’un album dont la pochette noire et énigmatique deviendra iconique.

Au début de 1972 Waters est en passe de devenir le maître à penser du Pink Floyd. En tant que compositeur, il prend peu à peu un début d’ascendant sur ses compagnons aux personnalités moins dominantes. A la sortie de l’album, conscient d’avoir atteint un but, il déclarera toujours très sûr de lui, qu’après ce disque le groupe pouvait s’arrêter. Ce qu’il ne fit pas, heureusement. Deux albums essentiels porteront encore sa marque en 1975 et 1977: le planant Wish You Were Here et l’ultra violent Animals. Soit une sorte de trilogie majeure pour cette décennie floydienne. Quant à The Wall (1979), associé très largement au même homme, il ne présentera en aucune façon, malgré d’immenses retombées commerciales, l’importance artistique de ses trois prédécesseurs. Puis les choses se gâteront…

Selon un processus d’écriture inhabituel, DSOTM est d’abord répété dans des situations de direct, avant des sessions studios dont le jeune Alan Parsons sera l’ingénieur du son décisif. Dès le 20 janvier, les titres sont testés en live au Rainbow Theater de Londres, puis présentés à la presse quelques jours plus tard. Un pari risqué que la critique, enthousiaste, accueille très positivement. Les tournées européennes et américaines des mois suivants permettront aux musiciens d’améliorer sans cesse les dix compositions qui seront retenues. Au fil des concerts donnés, elles s’associeront les unes aux autres dans un déroulement fluide et cohérent. Si la composition de ce nouveau matériel n’est pas banale, c’est pourtant par ce chemin – et non en studio – que le projet prend forme. Lorsque les enregistrements débutent à Abbey Road, fin mai 1972, l’ordre des titres est trouvé grâce à l’expérience de la scène. Les membres du Pink Floyd tiennent les rôles de producteurs et le groupe enregistrera jusqu’en janvier 1973. Au bout du compte si les enregistrements ont l’aboutissement qu’on connait, ce résultat remarquable est dû autant à la qualité des chansons qu’à l’utilisation d’éléments sonores très variés et aux nouvelles technologies dont bénéficient les studios propriété de EMI. Le Floyd terminera l’ensemble avec la mise sur bande de « Brain Damage », « Eclipse », puis avec celles de  » Any Colour You like  » et « On The Run » évocation de la vie stressante des musiciens lors de leurs nombreux déplacements internationaux. En une quarantaine de minutes tout est dit.

Depuis l’initiative de Waters questionnant les autres membres du Pink Floyd, Dark side a pris la forme d’un album au ton grave, empreint de philosophie mais dénué d’illusions. Dans l’esprit du bassiste il n’est pas question de présenter des chansons disparates, sans liens entre elles. Il organise ainsi les thématiques abordées, lesquelles s’articulent en utilisant comme structure les deux faces de l’album d’égales durées. « La face A traite de la condition humaine, du rapport au temps. La face B de la nature de l’homme, matérialiste et égoïste, violent, indifférent… » écrit Arnaud Devillard pour son podcast Radio France, The DSOTM, histoire d’un chef d’œuvre musical, diffusé en 2013. Les différentes étapes de la vie défilent et des thèmes émergent : l’enfance et l’aliénation, le pouvoir, l’argent et le consumérisme. Puis viennent ceux du déclin et de la disparition inéluctable, deux sujets qui sont très présents sur ce disque globalement sombre. Le titre de l’album découle de ce ton général, suggérant la difficile atteinte du bonheur, voire l’obligation d’y renoncer en raison des difficultés de la société humaine. Lors de ses premières versions live, le titre du travail en cours était d’ailleurs complété d’un laconique A Piece For Assorted Lunatics. Eclipse, fût également utilisé. Ce qui intéressait n’était pas de l’ordre de la clarté mais de l’obscurcissement du monde. Les Pink Floyd de 1972 seraient donc des intellos? Mais ne s’étaient ils pas éloignés depuis longtemps de la relative légèreté pop toute juvénile des chansons de 1966, écrites par Barrett, d' »Arnold Layne » à « See Emily Play « ou « Candy and Current Bunt »? La réponse est oui. A propos de Barrett, on remarque sur DS, comme sur WYWH, son fantôme errant ici et là. Avant de se révéler en artiste de génie éclipsé (tiens donc!) par le destin, il fût un ami d’enfance de Waters et Gilmour. Sa mémoire ne s’efface pas d’un trait. « Brain Damage » l’évoque presque explicitement: «  And if the cloud bursts thunder in your ear /You shout and no one seems to hear/And if the band you’re in starts playing different tunes/I’ll see you on the dark side of the moon ».

Ce qui intéressait n’était pas de l’ordre de la clarté
mais de l’obscurcissement du monde.

Dans une proximité certaine avec ce même thème, maladie mentale et dérives de l’esprit humain prennent une place récurrente dans des textes qui peuvent aussi bien être lus qu’écoutés et qui tiennent seuls. Qu’elle soit souffrance individuelle ou cause de désordres collectifs – conflits, volonté de puissance, domination – la thématique est obsessionnelle chez Waters. On le comprend, The Dark Side Of The Moon dévoile un homme tourmenté, malgré un dynamisme paraissant inébranlable. Waters redoutait il ses propres démons? Quelques années plus tard, il montrera un despotisme irrépressible dont Richard Wright, le premier, fera les frais …

Quand ils s’attèlent à la composition de DSOTM, les Pink Floyd ont conscience de jouer, depuis plusieurs années, un même répertoire fait de longues pièces et de chansons déjà anciennes. Ce qu’ils souhaitent c’est trouver de nouvelles formes et passer à une autre étape. Si grilles d’accords et schémas harmoniques restent relativement classiques, c’est leur traitement qui évolue. Claviers et synthétiseurs sont renouvelés, actualisant le son. Les ressources d’Abbey Road sont mises à profit et des recherches sont menées – notamment par Nick Mason – pour l’utilisation de séries de bruits concrets. Chaîne de pièces de monnaie, caisse enregistreuse (« Money »), horloges, carillons, sonneries (« Time ») sont associés aux orchestrations des instruments traditionnels. Le cœur humain, entendu en introduction et en clôture de l’album, est imité par une grosse caisse dont le son est étouffé. Une première tentative avec de vrais battements, diffusés à 72 pulsations par minute, ne fût pas retenue. L’effet s’était révélé bien trop anxiogène… Dans la même dynamique d’exploration, les voix font l’objet un traitement tout particulier et sont très largement utilisées. Ainsi remarque t-on des phrases parlées, glissées sur ou entre plusieurs titres. La plus célèbre est celle annonçant le piano de « Great Gig In The Sky ». Si on est très attentif, on remarquera deux phrases qui se répondent. La première prononcée par Gerry O’Driscoll, portier d’Abbey Road, est fameuse par son intonation et son message: « And I am not frightened of dying. Any time will do, I don’t mind. Why should I be frightened of dying? There’s no reason for it, you’ve gotta go sometime ». A la fin de la pièce musicale animée des vocalises de la jeune choriste Claire Torry, une voix féminine répond brièvement : « I never said I was frightened of dying ». Les pistes sont truffées de déclarations, mixées de manière très audible. La phrase « I’ve been mad for fucking years, absolutely years, been over the edge for yonks, been working me buns off for bands » qui introduit « Speak To Me », est ironiquement prononcée par Chris Adamson, manager du Floyd. Un roadie intervient longuement sur « On The Run », auteur de la tirade qu’on perçoit à l’écoute de « Us and Them ». D’autres voix essaiment les riffs et les couplets de « Money », dans des jeux brefs de questions et réponses, avant que O’Driscoll ne clôture l’album par le lapidaire « There is no dark side of the moon, really. As a matter of fact it’s all dark ». Une ultime traduction du pessimisme implicite de Dark Side et, sans doute, de Waters en particulier.

Dans la même dynamique d’exploration, les voix font l’objet un traitement tout particulier et sont très largement utilisées. Ainsi remarque t-on des phrases parlées, glissées sur ou entre plusieurs titres.

Ces innovations n’ont cependant rien d’étonnant pour une formation telle que le Pink Floyd qui a toujours introduit de l’inattendu dans ses compositions. The Dark Side Of The Moon synthétise plusieurs tendances déjà présentes et les resserre, tout en bénéficiant de la maturité de ses musiciens. Les chants de Wright et Gilmour s’accordent souvent, très distincts de celui de Waters. Ce qui était le cas sur d’autres albums, sauf qu’ici les technologies du studio et l’habileté d’Alan Parsons permettent d’aller beaucoup plus loin en ce domaine harmonique. Les pistes chant, comme les pistes guitare sont en effet doublées pour davantage de présence et de profondeur. La réverbération très présente, produit une impression saisissants rarement égalée. Gilmour utilise effets phaser, delay et un flanger « Electric Maitress » de la marque Electro Harmonix qui sera une référence pour de très nombreux guitaristes. Enfin le mixage quadriphonique des pistes rajoute une qualité particulière à l’ensemble, contribuant à la création d’un son novateur et, par là même, au succès d’un album qui dépasse les productions de même style de l’année 1973. Pour preuve, un classement récent d’une plateforme dédiée au rock progressif place encore The Dark Side Of The Moon en premier devant Houses Of The Holy de Led Zeppelin (second) et le Quadrophonia de The Who (cinquième). Genesis sont loin derrière, avec le pourtant très bon Selling England By The Pound.

En 1973 Pink Floyd atteint un niveau créatif qui fait presque oublier ceux qu’il avait pu présenter auparavant. Dark Side réussit parfaitement «  la combinaison des mots et de la musique« , commentera David Gilmour dans une interview de 1993, donnée au magazine The Observer. Le guitariste virtuose ajoute que « Toute la musique avant, n’avait pas eu de grande pointe lyrique. Et celle-ci était claire et concise« . Peut-on pour autant considérer que, jusqu’à cette date, le groupe qui dût se réinventer après la défection de Syd Barrett, se chercha aussi longtemps? La question se pose. Si on se plonge dans la discographie des débuts on y entend beaucoup d’expérimentations, voire de digressions autour de longues séquences parfois lassantes – cf le second disque du double Ummaguma (1969). Mais Pink Floyd n’est pas n’importe quelle formation de rock progressif. Ecrire et réaliser Atom Heart Mother (1970) n’était pas à la portée de musiciens hésitants. En 1971 Meddle est une réussite, avec de vraies chansons ( « Fearless »), des plages d’ambiance sonore rageuse (« One of These Days » – et son extraordinaire batterie), ainsi que des pièces symphoniques, morceaux de bravoure pop et de musique concrète (« Echoes »). Ce qui n’est pas encore là c’est la concision de Dark Side. Les choses, avant 1972, sont plus diluées… En cela l’analyse de Gilmour est juste et c’est bien cet album qui permet au groupe de rassembler propos et intentions musicales, posant une signature stylistique caractéristique sinon définitive.

Grâce à ce disque les membres du groupe se changent en musiciens adulés par leurs pairs, connus d’un public international de plus en plus nombreux, se transformant aussi en artistes très à l’aise sur le plan financier. A ce jour, le 33t au triangle et au prisme coloré sur fond noir, est l’un des plus vendus au monde. L’année 1973 est une de celles où 45t et 33t s’achètent le plus. La fortune est au rendez-vous de l’art. Gilmour, Mason,Waters et Wright voient leur avenir en stars d’un rock progressif qui touche à son apogée. Dark Side, avec sa pochette culte réalisée par le collectif de graphistes d’Hipgnosis que dirige Storm Thogerson, offre par ailleurs un visuel fort qui frappe les imaginations. Richard Wright qui souhaitait « une image propre, élégante et graphique » et non une photo du groupe, avait confié son point de vue à Thogerson. Des essais ont été faits en ce sens, inspirés – entre autres- des recherches d’Isaac Newton sur la décomposition de la lumière au travers d’un prisme. L’image finale, aussi froide que mystérieuse, a sans doute participé au retentissement de cette pierre angulaire de la musique rock. Qui ne l’a reconnait pas instantanément? Qui ne l’associe pas d’un simple coup d’œil au Pink Floyd? Si on y pense ne serait-ce qu’une minute, on réalise combien le travail d’Hipgnosis fût efficace, peu d’albums pouvant se targuer d’une pochette aussi fameuse.

Après The Piper at The Gates of Dawn premier album d’un tout autre registre mais quasiment égal du Sergent Pepper des Beatles, DSOTM se pose en véritable second sommet du groupe de Cambridge. Ceci toutes proportions gardées en termes de retentissement musical, Dark Side surpassant The Piper par son influence. Ensuite la messe était elle dite ? Possible, du moins presque. Sa maturité créative acquise – entre 1972 et 1977 -, via la trilogie DS, WYWH et Animals, le Pink Floyd n’atteindra plus la même intensité. Et, pour de multiples raisons, les années 1980 ne seront indéniablement pas les siennes .

Si on y pense ne serait-ce qu’une minute, on réalise combien le travail d’Hipgnosis fût efficace, peu d’albums pouvant se targuer d’une pochette aussi fameuse.

The Dark Side Of The Moon vient donc d’avoir cinquante ans. Le temps passe, la musique reste. Non datée, selon mon point de vue du moins. Roger Waters, toujours en froid plus ou moins marqué avec ses anciens band mates, propose de son côté une revisite de l’album, ce qui est son droit le plus entier si on considère la part centrale qu’il joua dans son processus de création. Elle vient indépendamment d’une réédition luxueuse qui, il faut le dire, n’est qu’affaire commerciale… Je ne m’ appesantirai pas sur le coffret luxueux mis sur le marché sous le nom de « Cinquantième anniversaire ». Le show business dénoncé reprend toujours ses droits, n’est-il pas vrai? La chose est cocasse quand on songe que « Money » est une pièce maîtresse du disque. L’entreprise Pink Floyd fonctionne, comme fonctionne l’entreprise Beatles et quelques autres… C’est ainsi. L’objet d’art n’est pas hors des rouages de l’économie. Welcome to the machine

Post-scriptum: Ces derniers jours, j’ai pu entendre quelques extraits du nouveau travail de Waters évoqué ci dessus. Si je m’interroge un peu sur le sens de cette démarche solitaire de l’artiste, à l’instar du commentaire positif de Nick Mason sur le sujet, je reconnais volontiers que ce remixage et partielle réécriture sont non seulement intéressants, mais aussi musicalement bons… Dark Side resterait un trésor inépuisable? Quand bien même ne doit-on pas toucher aux chefs-d’œuvre.

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