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ChroniquesInsight

Nick Drake / Five Leaves Left

Depuis une semaine les trois albums enregistrés par Nick Drake reviennent sans cesse sur tout ce qui lit du son autour de moi. Pourquoi donc réécouter aujourd’hui, presque obsessionnellement, l’œuvre lointaine et mélancolique du disparu de Tanworth-In-Arden? Five Leaves Left, premier enregistrement de Drake, sortit le premier Septembre 1969… Est-ce la saison qui m’influence? Faut-il que j’y voie une relation possible avec ce regain d’intérêt? Mes ressentis sont étranges et l’écoute des chansons de Drake renforce la perception de cette étrangeté qui domine dans les trois disques… Un message subliminal murmuré se glisse implicitement dans les phrases venues de 1969. Quel est-il ? Septembre ne m’a jamais plu… Le mois annonce une fin; celle de l’illusion d’éternité qu’on nomme l’été. Le lien avec Drake ne se trouve-t-il pas ici? J’entends l’abandon de promesses chantées au printemps. Septembre (et Drake) ne content-ils pas, à mi-voix, l’histoire du paradis perdu? Quand j’écoute Drake, je perçois l’entre-deux des choses de ce monde. Où je me trouve ne suis-je pas en stand by? De l’inconvénient d’être né, écrivit Cioran… Nick Drake dût-il l’éprouver au point de ne plus vivre?

Pour ses raisons, je reviens peut-être vers Drake. Ou lui vers moi, parce qu’il chanta « Time has told me » en ouverture de Five Leaves Left... Le temps m’a raconté… Ce qui s’enfuit, échappe, reste. Drake fût-il un homme de Septembre? Assurément, il en avait l’humeur; cette nostalgie de ceux qui attendent le point du jour et aperçoivent le couchant. Voici Nick Drake. Assis au pied d’un arbre, debout à la fenêtre ou dos au mur. Il regarde … Je me rappelle avoir racheté Five Leaves Left chez un obscur disquaire d’Amsterdam, quelque part au bord d’un canal aux eaux lentes – relation de cause à effet? Je payai 5€ une édition cd d’occasion de l’album à la pochette vert anglais, dont j’avais perdu, il y avait longtemps, mon pressage vinyle… Perdre, puis perdre mieux… Étonnamment, parmi tous mes disques, il m’a fallu une recherche incroyablement longue pour retrouver l’album… Un signe ? J’ai repéré sans hésiter Bryter Layter puis Pink Moon, rangés à la case D comme Drake. Mais Five Leaves se cachait quelque part ailleurs. Il se dérobait. A l’instar du musicien lui-même qui, s’éloignant du bruit de la ville, rejoignit la maison familiale de Tanworth-in-Arden, bourgade rurale quelque part au sud de Birmingham. « La maison c’est terrible, dit-il à sa mère, mais c’est plus supportable que le reste. »

Photo: Keith Morris

En Septembre 1969, Five Leaves Left initie donc la trilogie discographique du folk singer anglais né en Birmanie, qui passa l’essentiel de sa courte vie (1948-1974) entre Londres et les Midlands. C’est l’étape fondatrice, l’arbre qui porte les fruits, quand bien même ne le cueillera t-on pas au moment voulu ou attendu. « Fruit Tree » en face B de l’album, pourrait être vu comme la prémonition par l’auteur-compositeur de ce qui serait  son destin : « Fruit tree / No one knows you but the rain and the air/ Fruit Tree/ They’ll stand and stare when you’re gone/…./ They ‘ll all know/ that you were here when you’re gone ». Les fruits non cueillis, oubliés, tombés.

Five Leaves Left est un disque qui parle du temps de l’innocence et des illusions de la jeunesse. C’est son seul sujet. « Way To Blue » dit la quête de l’ artiste :« Don’t you have a word to show what may be done? Have you never heard a way to find the sun? ». Ces questions que se posent les jeunes gens romantiques attentifs au monde. Que pourront-ils y trouver, y faire en quittant l’enfance? Un an plus tard, a contrario de ces espérances idéalistes, ce sont la désillusion et la perte qu’on entend sur Bryter Layter (1970). Sur la photo de pochette, Drake n’est plus souriant ni debout à sa fenêtre. Dans un mauvais éclairage l’artiste se tient tête baissée, guitare en rempart posée sur les genoux, cerné d’un ton violet plein d’ambiguïté. Les deux aspects de l’histoire sont dits, joués en deux ans à peine.

En 1968/69, Drake a tout juste vingt ans quand il enregistre avec Joe Boyd (producteur des premiers Pink Floyd). L’américain exilé à Londres véritable épicentre musical des années 60, a perçu les hautes qualités de l’auteur compositeur débutant. En homme compétent et influent, il situe le jeune musicien dans une zone floue mais qu’il estime prometteuse, entre Léonard Cohen et les Beatles… Le Nick Drake que rencontre Joe Boyd est aussi longiligne (1,91m) que discret et timide à l’excès. Il n’est pas musicien à plein temps. Issu de la classe moyenne aisée, il étudie la littérature à Cambridge. Moins de trois ans plus tard, Drake abandonnera son cursus en licence, tiraillé par ses ambitions musicales qu’il n’arrive pas, cependant, à concrétiser entièrement malgré son contrat sur le label Island. Cet échec est explicable par des facteurs d’ordre très personnel et d’autres extérieurs à Drake. Au tournant des années 1970, ces derniers résultent directement de la non réception par la critique et le public d’une œuvre atypique, portée par un jeune artiste peu loquace. Les biographes de Drake en donneront bien plus tard tout le détail.

Nick Drake fût très tôt un musicien accompli. Ce qui explique en partie sa maturité musicale précoce. Enfant, il a appris et maîtrisé des premiers rudiments de solfège, tout en jouant du piano avec sa mère. Adolescent, il compose ses premières chansons à la guitare, devenue son instrument favori. Il joue aussi de la clarinette avec une compétence réelle. Il expérimente ses talents d’auteur compositeur lors de son séjour à la faculté d’Aix en Provence en 1967 où il passe une année universitaire, avant de séjourner quelques semaines au Maroc en vogue chez les jeunes gens tentés par le mode de vie alternatif hippie. Je ne suis pas certain que l’expérience marocaine le convaincra suffisamment pour une franche adhésion à la philosophie importée des États Unis? Il en gardera néanmoins le goût d’une consommation conséquente de cannabis; addiction qu’il n’abandonnera pas jusqu’à son décès prématuré en Novembre 1974 (provoqué par un excès de médicaments devant limiter les effets d’une dépression depuis 1972). C’est de retour à Londres qu’il écrit en 1968 et début 1969, les titres qui composeront le chef d’œuvre d’orfèvrerie folk que représente Five Leaves Left. Sans enthousiasme pour la scène qui le rend mal à l’aise – ce qui ne changera pas-, il se produit pourtant régulièrement à ses débuts dans quelques clubs spécialisés en musique Folk et Pop, ou joue ses compositions dans l’ambiance rassurante de chambres d’amis étudiants. C’est là que Joe Boyd le remarque et décide de l’emmener en studio. Le producteur du succès « Arnold Layne » de Syd Barrett (1966) entoure le soliste de musiciens experts venus du milieu classique (cordes, instruments à vent, percussions) et folk (Fairport Convention). De fin 1968 au printemps 1969, l’album est enregistré aux studios Trident puis dans ceux de Sound Techniques, quartier de Chelsea. Deux lieux à la pointe des technologies. Judicieusement, Boyd s’en méfie pour en éviter les pièges.

Drake est toutefois incertain … Les arrangements de Richard Hewson engagé par Boyd, sont banals et ne valorisent pas ses chansons. Il propose une collaboration avec un de ses camarades d’université, le jeune et inexpérimenté musicologue Robert Kirby. Boyd accepte. Il aura raison. Les orchestrations composées avec conviction et justesse par Kirby magnifient les titres que son camarade chante et joue à la guitare ou au piano. Boyd réalisera un mixage et une production particulière de l’ensemble, décidant qu’aucune partie ne prendrait le dessus sur l’autre. Dès les premières notes, on remarque l’originalité du guitariste. Le toucher en finger- picking et les arpèges joués donnent l’impression d’un style Baroque (caractère retenu dans l’apport de Kirby). Drake a écouté les folk singers anglais qui l’ont précédé – David Graham ou John Renborn – , mais aussi Django Reinhardt et Dylan et il s’en inspire. Il influencera plus tard Buckley (père) et Tim Hardin. Chez Drake, tendances et techniques, enluminées par des suites d’accords et d’harmonies peu convenues, se mêlent. Volontairement ou non, il y a matière à une petite révolution d’une forme musicale Folk et Pop à la fois; « River Man » en est l’exemple le plus frappant. Si l’ambiance générale de Five Leaves Left est pastorale, campagnarde, elle reste très éloignée des standards folk et des traditions du genre. Boyd a vu juste en repérant la singularité de Drake. Il croit en lui, joue le rôle d’un mentor attentif. Le public reste à convaincre…

 A la sortie de son premier album, Nick Drake est une personnalité complexe au tempérament solitaire. Il s’accommode mal des relations nécessaires avec les médias de l’époque, presse et radio spécialisées. Ses passages sur scène sont parfois laborieux ou l’effrayent lorsque, pris de panique, il arrête sa prestation pour se réfugier en coulisses. C’est un taiseux qui lit Yeats, Blake, Baudelaire et Rimbaud, mais ne se mêle pas à la vie du campus étudiant de Cambridge. Quand il s’y trouve on le croise, l’air songeur, sur les ponts de la rivière Cam… Il n’est pas certain qu’il ait jamais eu de véritables petites amies, à une époque où la libération des mœurs bat son plein. Mélancolique, il peut glisser vers le versant dangereux de cet état d’âme capable de rendre voyant, comme de conduire à la réclusion intérieure… Il y a chez Nick Drake l’appréhension palpable du devenir, quand bien même le musicien est-il encore, à ce premier stade de sa carrière, dans l’élan d’une vie qu’il rêve pleine de promesses.

En 1969, soutenu par Boyd, Kirby et l’ingénieur du son John Wood qui mettra sur bande les sessions de Pink Moon, Nick Drake n’a ni abandonné, ni perdu la partie en tant qu’artiste. Avec la sortie de Five Leaves Leftil se sait reconnu comme musicien et chanteur; peut-être aussi comme poète même s’il ne se considère pas ainsi. Quand il chante, sa voix est lente et douce. Elle marque des pauses, des soupirs. Quand il parle, il fait de même., Comme le rapporte Joe Boyd, cette attitude pouvait donner une impression irréelle aux conversations engagées. Son œuvre – le sait-il immédiatement? – dont les germes écloront trop tardivement, va échapper aux standards musicaux de l’époque. Five Leaves Left est un disque romantique, délicat qui ne se vendra qu’à deux mille exemplaires tout au plus. Sa poésie pure, empreinte de romantisme bucolique, n’entrera pas dans les charts. Sa musique – tout est lié – est dans un écart hybride, Baroque-Folk-Pop. Trop inattendue et savante, elle laisse le public indifférent. Seul le Melody Maker écrit quelques lignes positives sur le disque, à défaut d’un véritable soutien, évoquant une sorte de Folk-Jazz pour qualifier le style d’un inclassable album. Les détenteurs des clefs de la culture pop de la fin d’années 60 préféreront encourager d’autres genres plus faciles, plus distrayants ou davantage dans l’air du temps.  Drake est trop sophistiqué, totalement maladroit dans ses rares rencontres avec le public et il radote un peu dans ses quelques interviews. A Londres, on passe à autre chose et on néglige cette curieuse histoire de cinq feuilles qui restent

La période d’activité artistique de Drake ne dura que trois ans, de 1969 à 1972. Boyd qui produisit ses deux premiers albums, occupé aux États Unis, le laisse seul en 1971 quand l’auteur compositeur prépare Pink Moon. Ce sera la toute dernière œuvre d’un artiste déjà en bout de course… En deux sessions de deux nuits, accompagné de John Wood, Drake enregistre son chant du cygne. Pink Moon, publié en 1972, est aussi intense, âpre et dépouillé que Five Leaves Left fût mélodieux, doux et élaboré… Après cet ultime effort, la maladie prend le pas sur le créateur de 24 ans. Largement ignoré de son vivant, Nick Drake sera redécouvert par un large public deux décennies plus tard grâce à des artistes tels que Robert Smith, Graham Coxon de Blur ou REM. Tous le citeront comme une influence majeure. Ses chansons, au milieu des années 1990 se retrouveront dans les bandes son de plusieurs films, ainsi que dans une publicité pour… Volkswagen en 1999 (« Pink Moon »). A partir de 1979 des compilations de l’artiste sont apparues sur le marché, dont FamilyTree (rééditée en 1986); sélection idéale réalisée par Joe Boyd. Five Leaves Left est, depuis, devenu culte. Il reste un des albums les plus singuliers de la fin des années 1960.

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