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Insight

NEU! Le moteur punk du krautrock

Au sud de la Ruhr, plus grand bassin industriel européen, se trouve Düsseldorf. La ville s’est bâtie sur les bords du Rhin, colonne vertébrale économique de l’Europe de l’Ouest et elle y a prospéré. Dans cet environnement favorisé de l’Ouest de l’Allemagne, la population d’après le conflit mondial 1939/1945 qui laissa le pays exsangue, se densifie et tente de digérer le chaos et le traumatisme passés. La ville est devenue immense, comptant au début 1970 près de 650 000 habitants. Düsseldorf est alors connue pour sa qualité de vie ( meilleur niveau par habitant aujourd’hui) , ses activités liées à l’univers de la mode, de même que pour son dynamisme artistique. Cette dernière caractéristique n’est pas nouvelle puisqu’elle prend racine dès la fin du XIXème siècle, grâce à une académie des Beaux Arts renommée. Pour ces deux dernières raisons la mégapole aux portes de la Ruhr reçoit le surnom de « Petit Paris ».

 Il n’est pas étonnant, en conséquence, qu’une scène musicale inventive apparaisse dans ce contexte propice. Portée par l’effervescence de la  fin des années 60, elle va se développer largement au début de la décennie suivante. Deux groupes absolument novateurs voient ainsi le jour à Düsseldorf, qui deviendront influents en quelques années. Il s’agit des très célèbres Kraftwerk puis de NEU! qui suit, un an plus tard, le groupe qui atteindra les sommets des charts avec le hit « Trans Europ Express ». A leurs débuts  les deux formations sont intrinsèquement associées et n’en forment qu’une. Mais les tempéraments sont forts et l’aventure commune prend fin. Une nouvelle scène commence. Ils en sont les pionniers.

En 1971, à Düsseldorf , un élan créatif  mobilisateur rassemble ainsi des jeunes musiciens de la mouvance rock.  Ils vont inventer un son basé sur un nouveau tempo, mélangeant rock , bruitisme et électronique. Leurs expérimentations s’inspirent  des recherches  sur rythme et tempo, menées à la fin du XIX eme siècle par des théoriciens allemands, ainsi que des expériences du compositeur de musique concrète Stockhausen. Le genre est nommé Krautrock par la presse britannique qui aime distribuer des étiquettes, après avoir été désigné par l’appelation uniquement géographique de Deutsch Rock. Krautrock est toutefois un brin ironique, puisque le mot est une contraction de Sauerkrot Rock qu’on peut traduire par le moqueur « rock choucroute »… Il s’agit surtout de regrouper tout ce que l’Allemagne de l’Ouest compte de groupes aux influences psychédéliques, progressives, électroniques et bruitistes. Dans un pays divisé en deux, les nouveaux venus s’engagent, quoi qu’il en soit, par le chemin que trace leurs compositions. Les formes sont volontiers hypnotiques,  mécaniques, éloignées des chansons pop. Au travers de ces créations l’engagement est à la fois politique et artistique,  tranchant formellement avec les autres productions du moment. Le Krautrock cherche t- il à se dégager de l’ industrie du divertissement ? Tout en y restant , les formations composent avec l’utopie de délivrer des formats susceptibles d’aider à d’autres prises de conscience. Du moins le suppose t- on. C’est le cas pour les productions  de Faust, Can, Kraftwerk, NEU! puis Tangerine Dream , qui tous émergent à peu près au même moment.

NEU! ( qui signifie « nouveau ») est formé en 1971, par Klaus Dinger et Michael Rother. Les deux musiciens ont joué au sein de Kraftwerk, fondé par Ralf Hütter et Florian Schneider. Le batteur Klaus Dinger participa  aux sessions studio du premier album de ces derniers, un an plus tôt, et le guitariste Michael Rother  rejoignit plusieurs fois le groupe sur scène au premier semestre de 1971. Ralf Hütter s’étant remis à ses études universitaires, Kraftwerk fut, de fait, brièvement constitué de Klaus Dinger, Michael Rother et Florian Schneider. Le trio donna quelques concerts, apparut dans l’émission télévisée allemande Beat Club, gagnant par ce passage télévisuel une reconnaissance plus large. Des séquences d’enregistrement furent tentées mais ne donnèrent rien, pour  cause de divergences entre les musiciens. C’est suite à ces premières experiences que Kraftwerk et NEU! deviennent  deux projets différents, bien que suivant des routes parallèles, NEU! choisissant les options les plus radicales.

Dans la deuxième moitié de l’année 1971, Klaus Dinger et Michael Rother vont s’atteler à leur « nouveau » groupe. Ceci pendant que Schneider et Hütter poursuivent l’aventure Kraftwerk , enregistrant un second album sous la direction de Conny Plank. Ce dernier, ingénieur du son brillant, s’engage dans le même temps comme producteur pour NEU! dont le premier album est en gestation. Il en devient une sorte de membre permanent, réalisateur artistique interactif plus que simple producteur. L’émulation collective est stimulante et d’autres musiciens se manifestent, dans une ville culturellement active, en ébullition et désireuse de renouveau. Ainsi le batteur Wolfgang Flür qui avait joué avec Rother dans un groupe local – The Spirits of Sound – rejoint Kraftwerk deux ans après ces premiers essais. Sur les bords du Rhin, le Krautrock fédère les énergies.

NEU! restera essentiellement actif de 1971 à 1975. Son premier album éponyme se vend à 30 000 exemplaires, un score modeste par rapport aux ventes des artistes rock de l’époque. C’est cependant un résultat non négligeable pour un style débutant et loin du main stream. L’album, dès les années 1970, va marquer des musiciens d’importance qui le citeront, tels David Bowie ou Brian Eno ( Roxy Music). L’impact de titres aussi curieux que « Hallogallo », répétitif et sans paroles mais étrangement suggestif, est important. Il y a chez NEU! une part de mystère qui attire. Plus récemment on a pu entendre des échos de ce premier opus du groupe de Düsseldorf chez Radiohead, presque cinquante ans après… S’il fallait ainsi écrire une phrase définitive sur NEU! paru en 1972 sur le label Brain, ce serait sans doute qu’il s’agit d’un chef d’œuvre, un incontournable de l’histoire du rock.

Stylistiquement NEU! est d’avant-garde. A la pointe de ce qui se fait de plus avancé, dans une époque musicale qui ne manque pourtant pas d’idées. On est entre musique répétitive et industrielle, jouée en mode punk. D’une certaine façon on peut dire que les allemands font le grand écart entre progressive et proto-punk. Ce qui sur le papier ressemble à une oxymore, ne l’est pas quand on écoute ces pièces musicales étonnantes! Une chose est sûre, NEU! ont inventé un beat . C’est une signature, ce sera aussi un référent.

Pourtant, à Düsseldorf, on reste énigmatique. Le groupe ne cherche pas à séduire. Ici, il ne faut pas attendre glamour ou balades à guitares, ni le lyrisme des formations progressives anglaises telles Genesis ou Yes. L’image du groupe elle même est à contrario de ce qui se fait. Les pochettes sont d’une absolue sobriété, sinon d’une véritable froideur. Elles porteront toutes le même design unique, imprimé en rouge au travers d’un carré de carton blanc. Celui ci n’est rien d’autre que le nom du groupe, qui barre identiquement les pochettes des trois albums réalisés jusqu’en 1975. La démarche ne changera pas pour une quatrième production enregistrée en 1985, mais diffusée dix ans plus tard en 1995. NEU ! ressemble à une marque publicitaire d’un abord ésotérique. La surface ne révèle rien. L’auditeur doit plonger dans le son s’il veut en savoir plus.

Musicalement, l’intérêt du groupe se situe dans ses caractères post modernes et post industriels. Dinger joue sur sa batterie en tenant une pulsation métronomique. Michael Rother pose des séquences mises en boucles. Kraneman, musicien additionnel, les complète à la basse ou au violoncelle. Les harmonies sont ambivalentes. On peut planer  comme ressentir un malaise évocateur d’un monde perçu comme dur ou sans charme. NEU! questionne le réel en utilisant des sons concrets, avec l’enregistrement de machines ou le bruit des usines de la Ruhr. La volonté d’un choc est évidente. L’énergie est celle d’un moteur et s’il en existe bien un pour le style Krautrock, c’est ici qu’il se trouve.

Neu! 2, sort un an plus tard, utilisant les mêmes méthodes que son prédécesseur.  Le résultat est moins probant. L’effet de surprise est il passé? C’ est un peu tôt pour le penser, encore moins pour baisser les bras du côté du duo Dinger/Rother. Sur ce second album studio « Super 16 »  se détache des autres compositions, démontrant que NEU! n’a pas fini de surprendre. Le morceau de 3’40 qui débute par des bruits concrets indistincts, suivis du clic- clac d’un métronome, est un mélange de bruitisme et d’électronique posé sur un tempo robotique. De l’anti pop, avec quelque chose d’inquiétant à la fois contenu et explicite.  Il semble qu’au travers de ce qui peut déjà ressembler à une bande son pour film (le titre sera utilisé  pour Kill Bill de Quentin Tarantino), se trouve une critique du monde moderne et de l’industrialisation. Ce qui est, pour partie, intentionnel.

C’est avec le troisième album, Neu! 75, que le groupe donne à son style musical  toute son ampleur. Bien que le duo de compositeurs se soit déjà séparé fin 72, il se réunit à nouveau pour un autre enregistrement. Ce nouvel album qui fait appel au batteur  Hans Limpe ( en plus de Thomas Dinger)  montre une maturité stylistique acquise. Mieux produit, le disque propose des compositions trés abouties, toutes de haut niveau. Par contre il devient clair que les deux personnalités fondatrices sont différentes.  L’organisation du disque le souligne, groupant sur la face A trois compositions d’une dominante ambient ( Rother) et en face B celles plus punk de Dinger. Le titre « Hero » ouvre cette face avec une franche énergie. Elle impressionnera une nouvelle fois plusieurs groupes ou artistes à venir, dont Iggy Pop qui reprendra le titre de Dinger…

Après ce troisième disque NEU! se sépare, puis se retrouve au milieu des années 1980 pour une année seulement donnant lieu à un quatrième album. Des lives sont enregistrés qui vont sortir à la fin des années 1990. Le Krautrock, entre temps, a fait des émules. Toute une nouvelle génération y puise du matériel : Joy Division, Ultravox , Simple Minds dans les années 1980, après Bowie au tournant de la décennie. Plus récemment des groupes comme Stereolab ou Cavern of Anti matter doivent beaucoup aux initiatives et expériences de pionniers qui plus que d’autres, mêlèrent beat, recherches sonores, électronique et énergie punk rock.

Étonnamment NEU! recevra un certain succès commercial qui ne le cantonne pas uniquement dans la catégorie des groupes cultes ou celle des références branchées pour quelques uns. Mais sa musique hybride, radicale, ambigüe ne peut être dissociée du contexte et des lieux qui la virent apparaître. La dimension sociétale du Krautrock, son origine allemande, ne doivent rien au hasard. Comme le climat peut influencer les mœurs, ainsi que le décrivit Montesquieu, il est acquis que le rock allemand des années 1970, n’est ni dissociable d’un temps ni d’une histoire collective. Affaire de musiciens, il ne l’est pas également des recherches musicales qui lui servirent de bases.

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