J’ai toujours aimé Neil Young. Dès les années lycée, en1977 et 1978 particulièrement, je m’appliquais à rejouer sur ma guitare folk des titres de l’ américain aux longs cheveux raides, découvert avec le super groupe Crosby, Stills, Nash & Young, héros de l’époque. Les plus « anciens » d’entre nous – comprendre ceux qui avaient dix huit ans quand j’en avais quinze ou seize – ne juraient que par l’album Harvest, succès phénoménal d’un Neil Young en solo, paru au tout début des seventies. De mon côté, c’est par hasard que j’étais tombé sur quelque chose d’un peu plus rude: Everybody Knows This is Nowhere ... Bang ! La claque magistrale…Curieux, j’avais ensuite fouillé les bacs de disquaires , lors d’échappées après mes cours en classe de première. Mon œil avait été attiré par une pochette sombre, énigmatique. Neil Young y affichait une tête et une allure de freak complet. Lecteur intéressé par les marges, je me passionnais alors pour Jack Kerouac , Richard Brautigan et la mythologie de la contre culture artistique nord américaine ( je ne connaissais pas le terme ), non enseignée dans les tomes de Lagarde et Michard… Young, me disais-je, avait dû aimer ces auteurs là! Bien sûr, le disque pioché dans le bac à la lettre Y, n’était ni du jazz ni du be bop, sur lesquels dansaient Dean Moriarty, Sal et Marylou, personnages de Kérouac. Mais le folk rock joué sonnait! Du grunge avant le grunge? Oui, je l’affirme ( bien que personne en 1977 ne parlait du grunge, naturellement !). Bref, ça cognait un peu… Et les histoires tordues de Neil n’étaient pas si éloignées de mes lectures personnelles, non imposées par le programme scolaire classique cela va sans dire. La somme économisée sou après sou, deux semaines plus tard j’achetais le disque noir avec le mot » night » marqué sur la pochette… Longtemps j’appellerais d’ailleurs » Night » ce Tonight ‘ s The Night de 1975. Et puisque vous êtes là, je vais vous en parler un peu…beaucoup…

Photo par Gijbert Hanekroot
En 1975 Neil Young a trente ans. Il a connu le succès en groupe ainsi qu’à titre personnel avec, tout particulièrement, l’album Harvest, je l’ai dit, paru en 1970 et qui lui vaut une reconnaissance internationale. Puis rebelote, deux ans plus tard, avec Before The Gold Rush , un énorme succès à nouveau.
En 1969 il a donc participé au festival de Woodstock avec CSN&Y qui bénéficient d’une forte reconnaissance sur la scène folk américaine, signe de sa précoce notoriété. Dans cette collection de héros du rock seventies, Young paraît nettement plus mystérieux que ses trois compagnons. Surtout, il a des velléités d’émancipation. Son groupe Crazy Horse est ainsi formé la même année que le festival hippie. Avec Crazy Horse il joue plutôt rock, rugueux , dur. L’écoute de l’album Everybody knows this is Nowhere le démontre instantanément. L’homme ne fait pas dans la demi-teinte. A partir du début des années 1970, il ne cessera de développer son propre style, loin des compromis. Pour exemple, l’album Rust Never Sleeps, qui sortira en 1980, en est l ‘évidente démonstration. Apogée d’une décennie artistique Rust Never Sleeps parle du rock, du punk, de Johnny Rotten, de la mort du King Presley. C’est , à nouveau, un prémisse grunge dix ans avant l’émergence du mouvement qui en portera le nom. Un truc de visionnaire.
Je reviens à Tonight’s the Night . Il s’agit du sixième album studio en solo du canadien, enregistré à la fin de l’été 1973. Il ne sort pourtant que le 20 juin 1975 sur Reprise Records, produit par Neil Young, aidé de David Briggs, Elliot Mazer et Tim Mulligan. L’album est une étape , marquée d’une profonde noirceur… Ce fût également le cas pour On the Beach , dans les bacs quelques mois plus tôt. Ce décalage dans la chronologie discographique peut paraître étonnant, mais il faut comprendre que la maison de disque de l’artiste freina des deux pieds pour la sortie d’un disque aussi sombre, très éloigné du plus mélodieux et consensuel Harvest.
Pourquoi donc cette dimension lugubre , chez un musicien à qui tout semblait sourire? En 1974 Neil a donné une très longue tournée, accompagné de Crazy Horse. Elle est hélas marquée par le décès de deux proches : celui de Danny Whitten , guitariste du groupe et celui du roadie Bruce Berry. En cause l’excès de drogues… Young est abattu par les événements. Il est alors lui-même grand consommateur d’alcool et de cannabis. De plus, il est préoccupé par les problèmes de santé de son fils qui souffre d’handicap et cet ensemble d’éléments négatifs le conduit vers une sévère dépression. L’âge d’or de sa jeunesse, l’insouciance de la fin des années 1960 sont finis et le succès de ses deux albums du début de la décennie ne compense pas tout pour un homme qui recherche de nouveaux points d’appui.
Young tente ainsi d’évacuer son stress, composant un matériel qui exprime son malaise. La chanson « Tonight’s the Night », éponyme du titre de l’album, en est une illustration . Cependant ce répertoire torturé ne colle pas, je l’ai écrit , aux intentions commerciales de Reprise Records qui recule au maximum la sortie d’un disque estimé invendable. Neil Young devra attendre de 1973 à 1975… C’est On the Beach qui est choisi pour précéder Tonight’s dans les bacs, bien qu’il ne soit ni plus gai ni musicalement plus léger. Sur Tonight ‘s the Night ce ne seront pas les ballades « Albuquerque » ou « World On A String » qui arrangeront franchement la tonalité générale d’un opus hors des attentes de l’industrie . « Noir c’est noir« , comme disait l’autre.

Neil Young en 1973. Photo Uncut.
Tonight’s the Night, à sa sortie, marque une indépendance de l’artiste face au système. Comme lorsque Neil Young refusait d’être sur le film de Woodstock ! Son importance est aussi à rechercher sur ce point particulier, qui le place comme un des tout premiers disques de rock alternatif , genre dont Young porte une part de paternité.
Mais comment s’est fait ce disque à la pochette noir et blanc, sur laquelle, le visage largement masqué par de grosses lunettes teintées, un Neil Young qui semble porter le poids du monde sur ses épaules, lève un index droit de façon intrigante ? Que veut il donc nous indiquer ? Le geste parait bien éloigné du V de la victoire, et dénote une certaine ironie. Neil Young est énigmatique, rien n’est immédiat ou lisible facilement. Il faut écouter les chansons avec attention pour tenter de cerner son propos. L’affaire, de prime abord, n’est ni mince ni gagnée à l’avance.
A l’été 1973, Young et ses musiciens sont libérés des contraintes des tournées. Ils se retrouvent pour des sessions aux studios Sunset Sound Recorders de Los Angeles. Un endroit prestigieux qui très vite ne convient pas, parce que c’est autre chose que souhaite l’auteur compositeur au moral en berne. Ce qu’il voudrait est plus sommaire. Un lieu avec la capacité de restituer une atmosphère de live, ou du moins plus directe. On quitte les premiers studios pour Sunset Boulevard où se trouve le Instrumental Rentals, lieu beaucoup moins sophistiqué. Young et Crazy Horse s’y installent du 22 août au 13 septembre 73. Il y a une pièce pour répéter, aménagée avec une petite scène qui permet les conditions d’un live. Le studio mobile est collé au bâtiment , on le connecte aux instruments par un passage aménagé dans le mur. On est loin de Sunset Sound Recorders, si ce n’est pas aux antipodes…
La posture de Neil Young sera , elle aussi, peu conventionnelle. Pas ou peu d’over dubs , on limite les prises, jouées quasi directement pour la plupart. Young chante comme cela lui vient, se préoccupe peu de considérations techniques. Sa voix – volontairement ou non- est tantôt très proche du micro chant, tantôt s’en éloigne . Veut il traduire sa désillusion et ses inquiétudes ? C’est probable. En tous les cas , le résultat est saisissant…
Il a rebaptisé, non sans ironie, le Crazy Horse en Santa Monica Flyers, et la bande est régulièrement éméchée…Autour du guitariste/ chanteur on retrouve la section rythmique du Crazy Horse, Ralph Molina (batterie) et Billy Talbot (basse). Nils Lofgren (guitare) a remplacé Danny Whitten. Lofgren assurera toutes les parties de deuxième guitare. Il joue également du piano . Le poly instrumentiste connait Neil Young pour avoir collaboré à After The Gold Rush, ce qui facilite le travail. Si le suédois sera surtout repéré comme accompagnateur de Springsteen dans les années 80, il rejouera régulièrement avec Young par la suite , signe de l’entente des guitaristes. Après lui, c’est Frank « Poncho » Sampedro, qui tiendra ces instruments. On entendra encore Lofgren sur l’album Zuma, réalisation beaucoup moins sombre , qui va heureusement marquer le retour du « Loner » – surnom de Young- vers plus de lumière… Pour compléter le groupe réuni à Santa Monica, Ben Keith est à la pedal steel, musicien expert rencontré lors des sessions nashvilliennes de Harvest. La bande constitue un orchestre efficace qui adhère à l’humeur de Neil Young et à des chansons qui parlent de disparition, d’échec et de drogues …Puisque Young, on s’en doutait, ne se limite pas alors au cannabis…
Sur l’enregistrement final on entendra des titres capturés antérieurement comme « Come On Baby Let’s Go Downtown » , enregistré live au Fillmore East de New York en 1970, avec Danny Whitten au chant et à la guitare. Il s’agit d’un hommage évident au musicien et ami disparu quelques mois plus tôt. « Lookout Joe » et « Borrowed Tune » qui complètent la track list, proviennent d’autres sessions. Les deux titres ont été mis sur bande en home studio, chez Neil Young au Broken Arrow Ranch, en décembre 1972 pour la première , puis un an plus tard pour « Borrowed Tune ».

Photo par Gary Burden
Tout ceci représente une aventure finalement assez rocambolesque , bien peu conventionnelle. Mais le disque est cohérent, transcription exacte des humeurs de Neil Young dans une difficile période qui durera trois années. Tonight’s the Night c’est de l’anti Harvest! Il ne faut pas y chercher légèreté et harmonies folks. C’est au contraire un disque de deuil. Grâce à la force créatrice du « Loner », il touche au génie, s’affranchissant de ce qui avait fait la gloire du folk singer . Par et dans la difficulté, Young s’émancipe de ce qu’il a été. Tonight est l’acmé d’une série de trois albums de transition. Avec Zuma c’est un homme renouvelé qu’on retrouvera un an plus tard.
A sa sortie le disque qu’on pensait trop âpre pour le public , atteint la 25e place du Billboard 200 aux États-Unis. Les fans n’ont pas lâché le « Loner », finalement pas si seul…En France où Neil Young a reçu le prix de l’académie Charles Cros au tournant des années 70, l’album plaît aux fans . Il atteint la 11e place des charts, renforçant la notoriété du musicien dans l’hexagone .
Selon Rolling Stone, l’album est classé parmi les plus grands albums de tous les temps.

Peintre et guitariste, adepte de Telecaster Custom et d’amplis Fender. Né en 1962 – avant l’invention du monde virtuel – pense que la critique musicale peut-être un genre littéraire, objet idéal pour un débat en fauteuil club millésimé.