Comme le temps passe… Toute une vie avec New Order… Le 13/11/1981 sortait Movement, premier LP d’un groupe qui s’auto-rebaptisait d’un adjectif et d’un nom nouveaux, quelques mois après le brutal arrêt de Joy Division en pleine ascension… La chute était t-elle annoncée ou inattendue? On ne le saura jamais. Icare qui s’était trop approché du soleil se brûla les ailes et retomba au sol. Trouver du soleil dans le nord de l’Angleterre n’est pas le plus courant. Je suppose que l’histoire d’Icare et celle de Joy Division ne se comparent pas? De quel soleil parlons- nous ?
Dans une interview radiophonique de l’époque un animateur demandait à Peter Hook: « First is this New Order, or I New Order, or The New Order?« . Et le musicien barbu de vingt quatre ans, alors taiseux, répondait: « Just, New Order… » . Ce qui convenait parfaitement à la situation du groupe. New Order… Soit Joy Division sans Ian Curtis – parti précipitamment de l’autre côté, avant l’ouverture du grand bal -, les trois garçons restants appelant à la rescousse la brune et longiligne Gillian Gilbert, pour jouer de la guitare basique et des claviers à peine mieux. Une fille dans un groupe c’était bien. Plus simple et plus apaisant qu’un grand dadais mal fichu qui voulut tout à la fois mais ne put rien conserver. On le regrette pour lui, pour ceux à qui ce malheur arrive au début d’une vie adulte qu’ils ne savent comment prendre. Ce drame intime de Ian Curtis qui fût une fin et initia un départ, avant qu’on se mette à écrire sa légende.
En 1981, je venais tout juste de connaitre Joy Division. Très grosse impression évidemment. De celles d’une nature à impacter les jeunes esprits pleins d’espérances, les âmes qui savent intuitivement que l’essentiel n’est pas ici, mais se demandent où le trouver. « Ceremony » que j’écoutai quelques semaines avant Movement, me fit un effet que l’adjectif énorme suffit à peine à résumer. Une chanson écrite et composée par Joy Division, jouée par New Order. Le single en Fa majeur était d’un ton vert anglais chargé de beaucoup de bleu – de quelle couleur est le son? – , avec un lettrage doré imprimé sur le carré de carton. Ces lettres fines et droites qu’on imaginait davantage en couverture d’un roman que sur la pochette d’un disque de rock. Début de culte… Le club des « Happy Few » n’existait pas encore, mais en me trompant de couloir j’allais y accéder. Une vie avec New Order.
Movement me saisit dès la première écoute. Le son était différent de Closer et Unknown Pleasures qui avaient beaucoup tourné sur ma platine Dual… J’avais pu commander les deux Joy Division chez le disquaire de la sous-préfecture où j’habitais encore les week-ends, en revenant de la fac. J’avais dû faire de même pour Movement qu’à part moi, personne ne semblait connaître encore par ici? La musique de Movement était autre chose que la musique de Joy Division. Il y avait un lien implicite mais on se détachait du passé (pas si lointain), péniblement sans doute, avec un effort quasi audible. Un effort semblable à celui qu’il fallut aux secouristes impuissants, appelés pour dénouer la corde à linge serrée autour du cou de Ian Curtis, balançant les pieds dans le vide, tabouret renversé, dans la cuisine à l’arrière du 77 Barton Street, Macclesfield, comté du Cheshire. J’y suis allé. Bien plus tard. Il n’y avait personne et il pleuvait. Je ne voulais sauver personne. Me rendre compte de quoi? Je n’en sais rien. Il fallait régler une vieille affaire, certainement.
En 1981, New Order cherchait à s’éloigner et à prendre un nouvel élan nécessaire. Quoiqu’il en soit, il fallait continuer pour Bernard Sumner, Steve Morris et Peter Hook. Quoi qu’il arrive le groupe changerait de nom – les garçons en avaient parlé bien avant le lugubre 18 Mai 1980 -, mais il ne s’arrêterait pas. Quoi qu’il arrive, vivre encore. Ne pas s’arrêter. Pour faire quoi? Un travail ennuyeux et de seconde zone? Non. Voilà ce qu’on désigne par le concept de résilience.
Musicalement, Movement fût un album artistiquement post-moderne, quand ceux de Joy Division avaient été des disques de Rock intenses. « Nous avions les chansons, avant. Nous pensions à Ian« …C’est ce que déclare Peter Hook ces jours-ci, casquette vissée sur la tête, quelque part dans le verdoyant Alderley Edge, où il réside avec d’autres stars du rock ou de Manchester United. Le village des millionnaires mancuniens. Bernard Sumner est à deux rues de là… Je crois sur parole l’éminent bassiste, qu’on surnomma Hooky dans les nineties, et qui devint un héros, une icône adulée de l’église New Wave… Depuis ce temps de Novembre 1981, Peter Hook a changé. Il s’est tordu le dos, a composé des lignes de basse uniques, inventé un style. Il a trop bu, grossi, puis a quitté New Order en mauvais termes, avant de retrouver une belle allure et redevenir Peter Hook. C’est très bien. A soixante ans, c’est être soi qui compte. Moi aussi j’ai changé. Je porte des Bobs tartans enfoncés sur la tête, en hiver…J’en ai plusieurs. Une vie capillaire avec New Order? Exactement.
En Novembre 1981, j’achetais Movement. Fébrilement. Produit par Martin Hannett, un peu glacial, le disque ne sonnait pas comme ils le voulaient, dirent les New Order. Personnellement je n’en savais rien. Les chansons me semblèrent d’autres énigmes que celles avec les textes expressionnistes de Ian Curtis. Tout pouvait se briser quand on l’écoutait, mais les membres du groupe chantaient en introduction que les rêves ne finissent jamais… Très belle déclaration. Une vie dans le rêve de New Order s’avérait-elle une possibilité? Je m’y retrouvai de plain-pied.
Deux ans plus tard, je suis tombé sur les Western Works Demos... Nom donné aux premiers enregistrements des premiers titres de Movement, testés aux Western studios de Sheffield. C’était, à la vitrine d’une boutique de disques d’occasion et de bootlegs du Nord-Ouest de l’Angleterre; un disque quatre titres glissé dans une pochette plastique présentée en suspension. Une pochette avec une photo noir et blanc, tenue dans le vide par des fils nylon. Le prix (non affiché) en était élevé. Je j’appris en me renseignant: « How much for the New Order single?« . Mine entendue du vendeur derrière sa caisse. Il me déconseillait un achat trop onéreux pour un jeune homme comme moi, pensait-il. Coûteux à cause de la rareté de l’objet bien sûr, du faible tirage, du nombre réduit de copies. Les prix du marché non officiel grimpaient très vite à la fin du XXème siècle! Des types enregistraient les concerts directement sur la sono, ou copiaient des bandes de studio à l’insu des musiciens. Ils créaient un petit réseau et faisaient de l’argent avec la passion des fans…Le vendeur était aimable. Se doutant que mon budget de jeune touriste français, vaguement égaré au cœur de l’hiver anglais, ne me permettait pas de somptueuses dépenses, il ne profita pas de la situation. Je l’en remercie. Avec un air entendu, il me dit par contre qu’il avait peut-être quelque chose pour moi. « Maybe a tape would be less expensive ? I can sell you a tape recording? Good quality…same songs…«
Et c’est ainsi que j’achetai, pour un peu plus d’une livre sterling, une cassette TDK griffonnée, sur laquelle se trouvaient des titres de NO. Les versions demo des premières compositions du groupe pour Movement; les mêmes que celles du vinyle dans la vitrine. J’eus droit, de plus, à quelques bonus live les jours suivants et pour la même somme modique, revenant dans la boutique.Voilà. C’était le début d’un mouvement. Une vie avec New Order.
Movement a quarante ans. Il a fait l’objet de remixages (2015- 2019). À des fins commerciales si on y regarde de près. New Order d’incertains sont devenus sûrs d’eux-mêmes. Ils ont été imités, copiés, jamais égalés. Ils ont fait fortune, ont beaucoup perdu, puis regagné leur mise. Très largement. C’est vrai. Je les ai écouté, suivi. J’ai beaucoup trop réfléchi à ce que pouvait signifier leur musique. J’aimais leurs hésitations, leurs erreurs, leurs essais. Comme ceux au tempo ralenti des Western Works Demos pour « Dreams Never End ». Une vie avec New Order.
Peintre et guitariste, adepte de Telecaster Custom et d’amplis Fender. Né en 1962 – avant l’invention du monde virtuel – pense que la critique musicale peut-être un genre littéraire, objet idéal pour un débat en fauteuil club millésimé.