Je possède une photo réalisée par Mick Rock… Une copie, un tirage cheap d’une de ses toutes premières oeuvres. On y voit Syd Barrett, assis sur le parquet peint en orange et bleu, de la chambre qu’il occupait dans l’appartement londonien qu’il partagea avec le peintre Duggie Field. C’est un format paysage de 20 x 30 cm, aux couleurs qui semblent estompées, dans une dominante de clair-obscur. L’image est extraite de celles prises pour le Madcap Laughs, premier LP solo de Barrett. L’album est une légende, un ovni musical que l’atmosphère étrange des photos de pochette renforce indéniablement. Le label de rock progressif Harvest avait vu juste en confiant le travail délicat d’une rencontre avec Syd Barrett à un Mick Rock alors débutant. Dans ce huis-clos photographique, tout est intrigant, et l’on finit par se sentir soi-même coincé entre les murs de la chambre de l’ex Pink Floyd. Qui est la jeune femme nue, posant de dos, au fond, dans l’angle de la pièce? Que fait-elle dans cette étrange position, les bras levés, mains plaquées sur la cloison? Barrett à même le sol, jambes allongées et les pieds nus, a l’allure d’un clochard que Kerouac aurait qualifié de « céleste » dans ses vêtements tâchés, pantalon de velours rouge élimé et caban brun boutonné jusqu’au col. Est-il vraiment une prometteuse star du rock psychédélique presque millionnaire à 23 ans à peine? Toutes les questions sont là, suggérées … J’avais dû me demander lorsque j’avais, en 1976, acheté une première réédition de l’album, si l’image était une mise en scène ou le résultat d’une situation réelle, découverte au moment d’activer les boîtiers argentiques? Certainement pas aussi explicitement, bien sûr, mais l’adolescent de quatorze ans que j’étais alors avait scruté cette image énigmatique présentant celui qui deviendrait très vite un de mes héros…
Lors d’une interview donnée dans son studio en 2001, Mick Rock expliquait qu’il n’y eut pas de grands calculs ni de pré-projet, pour ces photographies prises aux Wetherby Mansions. C’est, dit-il, la spontanéité de l’époque qui fit l’œuvre et en constitua une partie. Une telle spontanéité serait-elle possible aujourd’hui? On doit, en tous les cas, sa justesse émotionnelle et son efficacité, au talent poétique du photographe.
Le rock ne se défait pas de l’image. Le travail de Mick Rock en atteste. Celui-ci couvre toute la décennie 1970/1980 – ce qui valut à l’artiste anglais le surnom de « photographe des Seventies ». Pendant dix ans, intensément, il photographie Bowie en Ziggy Stardust, Iggy Pop, Lou Reed , les Ramones, Joan Jett, Queen, Blondie… Rock travaille en tant que photographe ou réalisateur vidéo. Plus que d’autres, peut-être, il a su repérer les relations entre représentations du corps et musique pop / rock. Les deux sont intrinsèquement mêlées. Par ses images, il mit en avant la fonction de vecteurs des corps; visages et postures des musiciens. Des plus extrêmes aux plus banales. Rock, Pop et leurs dérivés passent autant par le corps que l’esprit. Le musicien se démarque du groupe social auquel il s’adresse. Sa position est remarquable: elle joue un rôle de catharsis. Pour cela, il faut être autant vu qu’entendu.
La perversion de l’image des musiciens est venue le jour où le marché s’en est emparé et l’a utilisée comme un objet de consommation parmi d’autres. Le marché n’a t-il pas banalisé le sens du déhanchement de Presley par des images lissées et des films niaiseux? Le rebelle du Sud profond américain s’est retrouvé neutralisé tout sourire, figé, sur des pochettes de 45t … Il s’est ensuite empâté, enfermé dans l’univers du clinquant qui l’a absorbé…
Mick Rock, de son côté, s’est gardé de tomber dans ces pièges. Ses portraits de Bowie, dont il est le photographe officiel pendant deux ans, montrent l’ambiguïté d’un chanteur pop malingre et polymorphe. Quand il photographie Iggy Pop sur scène, il saisit « L’Iguane » renversé, arc-bouté en arrière jusqu’à se rompre les reins… On se demande comment le leader des Stooges réussit cette prouesse qui traduit toute sa rage de vivre? Les instantanés de Lou Reed, Jagger et Bowie attablés derrière les plats d’un banquet désordonné, démystifient les rock stars en les montrant braillards, graisseux, se tenant mal… Il fallait oser…
Est-ce l’absence de calcul qui prévaut toujours chez Mick Rock? Celle qui fit la magie toute psychédélique des images du Madcap Laugh de 1970? Dans ses commentaires sur ces brèves sessions, il parle de la singularité de Barrett qu’il associe à celle de poètes tels Baudelaire, Mallarmé: des êtres décalés de la pensée dominante de leur temps, des personnalités romantiques éloignées des us et coutumes de leurs contemporains. En tant qu’artiste et photographe c’est ce que Mick Rock s’ est efforcé de montrer et traduire. Captant l’essence des musiciens sans la dénaturer, il n’a jamais produit des images plates ou caricaturales, à vocation strictement commerciale. En ce sens il n’a pas trahi le caractère des artistes et le rôle dévolu à leur représentation. Il s’est connecté à leur univers intime avant de l’adresser au public via le prisme de son regard. À son tour, the psychedelic renegade aura joué un rôle de passeur d’art et d’émotions.
Photo de Mick Rock: Stephen Chernin.
Peintre et guitariste, adepte de Telecaster Custom et d’amplis Fender. Né en 1962 – avant l’invention du monde virtuel – pense que la critique musicale peut-être un genre littéraire, objet idéal pour un débat en fauteuil club millésimé.