Mark E. Smith (5 mars 1957 – 24 janvier 2018) a été le leader et seul membre permanent de The Fall, né de la mouvance punk du grand nord Ouest anglais. L’ homme est connu pour son tempérament irascible et la seule fois où je l’ai vu sur scène il n’a pas trahi sa réputation de « Tonton vitriol », ainsi que le surnommait parfois Bernard Lenoir . Autant le dire tout de go, j ‘avais trouvé la prestation de The Fall sur une scène extérieure du festival TINALS ( Nîmes – SMAC), absolument exécrable. Le chanteur et song writer qui nous donna plus de trente albums, usant les patiences d’une soixantaine de musiciens, me laissa pantois, et je me questionnais sur l’angle d’approche réel à trouver pour un public clairsemé, entre foutage de gueule, éthylisme mal maîtrisé ou fatigue intense de l’artiste ou encore croire en celui de l’ordre de la performance artistique en mode rock/ punk & Fluxus. Bof, bof, bof…En gros c’était une légende que je venais voir, claudiquante, histoire de me persuader qu’un être pareil existait toujours à la fin des années 2010. On aurait pu mettre John Cooper Clarke en intro. Le tableau eût été complet. Ce n’est pourtant pas mon genre mais je partis avant la fin de ce que je perçus alors comme un marasme.
photo David Corio
Mais je reviens au début de tout cela. Soit au départ de cette chute plus ou moins prévisible, caractéristique de qui ne se ménage pas et fréquente beaucoup trop les extrêmes. Smith est de ceux là. The Fall est indissociable du mouvement punk, disais- je, de la mouvance d’une jeunesse en révolte à la fin des seventies. Mark E. Smith forme dès 1976 une première mouture du groupe. C’est un gamin teigneux des faubourgs. Il veut une revanche. Si le punk est fondateur, The Fall expérimentera en presque quarante ans de carrière, un très vaste champ de styles musicaux, un peu à la façon de PIL ltd et ne se limitera pas à ses premières bases. Dans une discographie fleuve, quelques fois bâclée, nous aurons droit à l’absence totale de mélodie, au chaos sonore, presque à l’inaudible – Throbbing Ghristle pouvant paraître soft en comparaison – , ceci du moins jusque en 1983/84 avec l’arrivée de Brix Smith, guitariste qui rendit la musique proposée un peu plus accessible. Resteront néanmoins les constantes de l’expérimentation, des séquences répétitives, des guitares lourdes et rugueuses. Mark E . Smith ne sera jamais Paul Young ! Ses paroles sont cryptées, voire incompréhensibles. Il est un misanthrope aigre, à l’accent du Nord très franchement nasillard qu’il ne s’agit pas d’améliorer. Bref, un anti chanteur pop. Mais pourquoi pas ? Il continuera ainsi jusqu’au bout du bout, donnant ses ultimes sets en chaise roulante, courageusement, en 2018. Ce qui est une sorte d’ héroïsme, je le lui concède sans réserve.
The Fall changera souvent de label. Je ne sais trop pourquoi j’associai le groupe à Joy Division et Factory Records? Alors que les deux formations, bien que de la même région, chercheront plutôt à s’éviter. Sans doute ce sont « Stepping Out » et « Last Orders » sur la compilation Short Circuit: Live at the Electric Circus (avec des titres de Joy Division et des Buzzcocks), enregistrées le 2 octobre 1977 ( publiées un an plus tard) qui semèrent en moi une certaine confusion. Du moins me firent elles connaître le groupe. John Peel alors sur BBC et Radio 1, fit beaucoup pour soutenir les mancuniens après avoir vu The Fall sur scène. Grand découvreur ( ou souteneur !) il contactera Smith pour une Peel Session radio le 30 mai 1978. Soit une chance inattendue, qui offrit une audience nationale pour The Fall et non plus une gloire locale. Elle sera la première d’une série qui se poursuivra jusque en 2004. Je gage que Felt aurait bien aimé bénéficier du même intérêt !
Au début des années 1980, la carrière du groupe est lancée. Smith est devenu un véritable démiurge qui fait la pluie et beau temps dans une formation instable, dont il malmène successivement la plupart des membres. C’est l’époque où Kay Carrol, infirmière psychiatrique – on en a bien besoin chez The Fall- est manageuse du groupe, ainsi que petite amie de Smith. Le label londonien Rough Trade signe la formation qui dans une période de grande créativité, au mitan des eighties, sort singles et albums qualifiés de « visionnaires » par la presse musicale. Si je ne partage pas complètement cet avis, on peut voir Totale’s Turns, enregistré en concert, puis Grotesque (After the Gramme), comme des disques mieux produits aux morceaux nettement améliorés. Les ep « Totally Wired »et « How I Wrote Elastic Man », se retrouvent en première place des charts indépendants. The Fall est pour un moment quasiment bankable et sa notoriété grandit contre toute attente.
Grosso modo, je dirais que le punk avait besoin de Mark E. Smith, comme il eut besoin de Lydon à Londres, mais je me dois de préciser aussi que les deux artistes eurent besoin du punk…Soyons honnêtes. Il y a toujours un lien entre les hommes et le contexte dans lequel on les voit émerger et parfois briller.
Les années 1980 se terminant, quid de la formation pour la décennie suivante, qui connaissait à nouveau d’autres changements dans les modes musicales et du top 50 ? Début 1990 le groupe s’oriente vers de nombreuses sonorités électroniques qui font sa litière sonore essentielle. Sous contrat avec Phonogram sort Extricate et Smith, toujours bonhomme (!) vire deux musiciens en pleine tournée australienne. Claviériste et programmeur, Dave Bush arrive au dernier moment pour l’enregistrement de Shift-Work (1991). Les ventes sont insuffisantes et la major se sépare du groupe en 1993. Qu’importe, des labels indés made in USA font les yeux doux à l’atrabilaire anglais. Puis le très politique Middle Class Revolt (1994) est encensé par la critique malgré des ventes qui seront médiocres. Les fans soutiennent The Fall en Angleterre, où existe un noyau dur. Ce sera nettement moins le cas ailleurs.
photo The Fall par GQ magazine
Nouvelle valse des personnels. Julia Nagel qui vit en couple avec Smith, prend les claviers. Son apport musical est totalement dérisoire, mais la même année 1996 Receiver Records (changement de label oblige) publie compilations, remixes et rééditions avec bonus tracks qui arrangent les finances et redorent un blason perdant ses couleurs. La fin des années 1990 sera pourtant très chaotique, avec notamment une calamiteuse tournée américaine. Seul un Award du NME sauve l’affaire et le lp The Marshall Suite, sort en 1998, la même année. L’album est enregistré avec un groupe entièrement recomposé, consécutivement aux clashs qui précédèrent les sessions studio. On ne se lasse pas des tyrans puisque certains reviennent vers eux?
Mark E. Smith, victime de lui-même et de ses divers excès, déraille t-il ? La jeunesse n’a qu’un temps comme l’écrivit Ronsard… Au début des années 2000 le chanteur est contraint d’annuler plusieurs tournées. En cause des gamelles successives et un état de santé pas au top. Beggars Banquet sort 50.000 Fans Can’t be Wrong, anthologie de toute une carrière. Puis viennent en 2005 The Complete Peel Sessions 1978–2004, mises sur le marché elles sont un must pour les fans. Le documentaire The Fall: The Wonderful and Frightening World of Mark E Smith ( 2005) présente le chanteur song writer et le groupe comme « l’un des plus énigmatiques, idiosyncrasiques et chaotiques groupes de rock garage de ces 30 dernières années». Comment dire mieux ?
Reformation Post TLC sortira en 2008, applaudi par la critique et le public. Enfin c’est le trentième album du groupe, Sub-Lingual Tablet, qui est publié le 25 mai 2015 par Cherry Red. Nous sommes presque au bout de l’histoire et Smith qui n’a que cinquante sept ans est bien mal en point. Il décédera trois ans plus tard, prématurément, des suites d’une longue maladie…
Grande et forte gueule, personnage atypique jamais dans la demi-mesure, Mark E. Smith incarne The Fall. Il est au centre même de ce projet au nom inspiré par le roman existentialiste d’Albert Camus et s’il a peu ménagé ses collaborateurs ou ses compagnes qui l’ont laissé, usées, il ne s’est pas ménagé lui-même. Les épisodes alcooliques et d’addiction pour lesquels il fût soigné trahissent, comme ses relations trop souvent conflictuelles, un malaise camouflé sous une posture de non compromis et d’intransigeance. Je ne sais si son œuvre est essentielle – certains le pensent – ou remarquable par ses qualités. Je ne l’affirmerai pas bien que le chaos érigé au rang de l’art ait, parfois, quelque chose de très intéressant en soi. C’est un postulat. Mis en forme il ne fait pas école mais laisse une trace. Le travail de Mark E. Smith fût et il demeurera ( du moins un temps, car tout passe). Indissociable du punk mais aussi d’une forme de jusqu’au boutisme il ne peut laisser indifférent. De nombreux artistes internationaux ont rendu hommage à ce mélange de rage et d’intranquillité sinon de désarroi, qu’exprima le mancunien renfrogné. Ce n’est pas le lot pour tous.
photo mise en avant par Curtis Benjamin
Peintre et guitariste, adepte de Telecaster Custom et d’amplis Fender. Né en 1962 – avant l’invention du monde virtuel – pense que la critique musicale peut-être un genre littéraire, objet idéal pour un débat en fauteuil club millésimé.