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ChroniquesInsight

Manchester : Jusqu’aux limites

 

«Down the dark streets, the houses looked the same,
Getting darker now, faces look the same,
And I walked round and round.» (Ian Curtis, « Interzone », 1979)

 

Pendant 20 ans, la musique créée par les groupes de Manchester a dominé toutes les autres jouées au Royaume Uni. Si on considère cette domination mancunienne avec encore plus d’attention, on s’aperçoit, à la même période, qu’elle aura impacté des scènes bien au delà des seules îles britanniques. Sur deux décennies tout ce qui fût important sur un plan musical est venu de Manchester. L’épicentre créatif londonien, vivace depuis les années 60, n’a plus trouvé autant d’inspiration et l’énergie s’est déplacée dans un Nord Ouest qui, jusqu’alors, n’avait su retenir personne.

De la fin des seventies jusqu’à la fin des années 90 la ville a produit et gardé Joy Division, The Fall, New Order, The Smiths, Happy Mondays, The Stone Roses, Oasis – rien de moins – et pour ne citer que les groupes les plus notables. On leur rajoutera quelques autres formations qui, si elles n’ont pas eu le même retentissement, ont marqué la scène musicale rock et méritent d’être retenues. Il s’agit des Buzzcocks – quasi fondateurs de la nouvelle scène mancunienne en 1976-, The Durutti Column mené par Vini Reilly, Magazine et A Certain Ratio – pour n’en donner qu’une liste courte.

Cet âge d’or de Manchester, certains le verraient volontiers débuter en 1976. Ce fameux 4 Juin où les Sex Pistols donnèrent un concert au Lesser Free Trade Hall sur St Peter’s street, devant une vingtaine de spectateurs un peu égarés. L’image est idéale qui colle à la légende, puisque on retrouve dans le rare public de ce soir là ceux qui feront bientôt partie des groupes majeurs cités ci dessus. Soit une poignée de gars du coin qui, après s’être questionnés sur la nature exacte de ce qu’ils étaient en train de voir, se dirent tous que: « Eux aussi ils pouvaient faire ça et sans aucun doute mieux« . Le 5 Juin, Peter Hook cassa ainsi sa tirelire pour s’offrir, au Mazels music shop de London Road, sa première basse – une copie de Gibson EBO de très moyenne qualité. Après y avoir écrit le nom des notes entre les frètes, il se mit à en jouer tout en haut du manche, vers les notes les plus aigues. Ceci parce que son copain Barney, guitariste, couvrait toutes ses notes graves. Un style tient à peu de choses, au fond; la suite a marqué l’histoire. Nonobstant le romantisme certain de cet épisode, je suggérerais plutôt que les véritables événements fondateurs de l’histoire musicale de Manchester et de sa prise de pouvoir se trouvent, dans les faits, deux années plus tard. En Juin 1978 exactement, avec l’ auto-produit An ideal for Living de Joy Division. Quatre titres d’abord tirés à 1000 exemplaires avant de bénéficier, toujours aux frais du groupe, d’une deuxième publication à 2000 unités. Puis avec l’enregistrement du Factory Sample – Joy Division/ Durutti Column/ John Dowie/ Cabaret Voltaire – double ep produit par Martin Hannett. The Factory Sample est l’acte fondateur de Factory Records. Le label indépendant est une initiative essentielle pour l’avenir de la musique locale. Elle sera dirigée un peu anarchiquement et avec une gestion parfois hasardeuse, par Anthony Wilson et Alan Erasmus, deux personnalités du Manchester de cette fin des années 70. La compilation est réalisée en Janvier 1979, sous la référence Factory Records FAC 2, pour un tirage à 5000 copies. Elle initie le début des collaborations emblématiques du label. La pochette est confiée à Peter Saville qui devient le designer officiel du label et en signera l’image singulière et novatrice en termes de communication. Sur cette première réalisation Joy Division s’impose déjà avec deux titres « Digital » et « Glass », prémisses de Unknown Pleasures (Juin 1979).

Si 1978 est bien le début de l’aventure artistique de Manchester, ce temps d’un âge d’or va durer jusqu’en 1997. La faillite financière de Factory Records et la fermeture de son club mythique The Haçienda, ainsi que le départ de New Order chez London Records, en signeront dans la douleur les actes de fin.

Pendant toute cette période la créativité locale est extraordinairement stimulée. Dans ce Nord Ouest de l’Angleterre, longtemps délaissé et si peu attractif, les concerts sont plus nombreux que partout ailleurs. Il y a plus de groupes et ils sont animés avec beaucoup de charisme. Ian Curtis et Morrissey sont capables de décrire un environnement à priori hostile – fin 70 et début 80 Manchester a un taux de chômage qui frôle les 50% – et de le sublimer, grâce à la musique de leur groupe, conjuguée à la puissance de leurs textes. Les Happy Mondays d’abord, suivis par The Stone Roses, transforment le sinistre local en une invitation à la fête permanente – même s’ils en retomberont. Oasis – non signé par Factory – écrit des hymnes prolétaires, fusions de pop songs gouailleuses. Leurs chants, hautains et fiers, font tenir debout dans le chaos, une jeunesse cherchant un exutoire. C’est cette matière, ce vivier, qui constituent l’esprit créatif et combattant du Nord Ouest. Magnifiquement incarné par les résilients New Order, moteurs artistiques de Factory dès 1981 et de toute la scène locale (avec The Smiths). Largement en tête des autres formations et sans céder aux sirènes, New Order est le groupe qui fait rentrer des devises dans les caisses de son label et permettra l’ouverture du club mythique The Haçienda. Paradoxalement durant plusieurs années et malgré des hits tels « Blue Monday » (1983), cette réussite ne permet pas à ses membres d’accéder à un meilleur niveau de vie personnel. Trois ans après la fin de Joy Division, avec deux albums parus sous le nom de New Order, plus quelques singles de premier plan, les quatre ne sont guère plus fortunés qu’à leurs débuts. Dans une interview donnée au journal Smash Hits en Février 1984, Barney racontait qu’il vivait dans un logement social. Les choses, toutefois, changeront bientôt.

C’est pendant cette période que s’éveille la ville elle-même. Cette Manchester aux rues grises change. Petit à petit, la cité se reconstruit. Il lui faudra un peu plus que ces deux décennies pour se transformer pleinement et inverser déclin en ascension économique, sociale et culturelle. Mais le changement est en germes et il s’appuie sur ses groupes et sa musique. Sur ceux qui en façonnent l’histoire et la légende et, souvent, mélangent les deux.

Alors qu’un jour nouveau éclaire la ville à la fin des années 90 et qu’un nouvel essor économique se confirme, on s’aperçoit pourtant que l’esprit créatif de Manchester s’essouffle. Oasis, avec son Be Here Now (1997) – bien que vendu à plus de 810 000 copies – n’apparaît finalement pas, sur la durée, comme le grand groupe qu’on attendait. C’est la fin de l’Oasismania et l’inspiration n’est plus au rendez-vous. La magie Gallagher taillée pour les stades fonctionne moins bien et, de leur côté, les Mondays ont coûté les yeux de la tête à Factory avec le très décevant Yes Please! (1992). Les auteurs de « Step On » sont en stand by et l’esprit de Bummed (1988) s’est évaporé, dilué par les abus. En 1996, John Squire délaisse sa guitare et quitte The Stone Roses. Ce départ signe la fin du groupe jusqu’à sa nouvelle et tardive réunion de 2011. Musicalement la fin des années 90 est la fin de l’âge d’or de Manchester. C’est à dire de ses groupes comme figures de proue d’un rock indépendant, novateur et inspirant pour une grande partie de la planète rock. Pourtant Manchester ne manque pas de musiciens depuis cette date! On peut, logiquement, se demander pourquoi leur écho n’a plus l’impact de celui de leurs prédécesseurs? Je vois deux raisons essentielles à cet état de faits. Oasis, dans un éclair de lucidité, nomma un de ses albums post âge d’or, du titre signifiant de Standing on the Shoulders of Giants. On ne saurait mieux dire pour désigner ce qu’est désormais le sort de la scène de Manchester. Car si ce ne sont peut-être pas les épaules porteuses qui gênent, ce sont les ombres de ces mêmes géants qui cachent l’éclat des productions de la fin des années 90 et du début des années 2000. En 2015, les têtes d’affiche du festival mancunien « Summer in the City » étaient encore Noël Gallagher, Johnny Marr, The Charlatans, ce que je n’appellerais pas véritablement un renouvellement. En bâtissant une légende autour de la scène locale et de son histoire, on a fait des héros indépassables de ceux qui l’ont faite vivre et l’ont installée. Anthony Wilson porte largement la responsabilité de cette situation. Le film 24 Hour Party People de Michael Winterbottom (Avril 2002), basé sur la vie du créateur – gestionnaire de Factory et de ses artistes majeurs, a scellé le destin d’une génération entière. Curtis y est appelé « Poète », Shaun Ryder « Génie » et Wilson, non sans humour, reçoit un qualificatif aussi relevé qu’ambigu qui pose l’homme en agitateur de légende urbaine. Comment faire mieux après ça?

Manchester a sanctifié les artistes de deux décennies et leur rend toujours un culte vibrant. Peter Hook lui-même en est devenu un pratiquant fervent, avec son groupe Peter Hook and the Light. Pris dans sa propre histoire, l’ex bassiste de Joy Division et de New Order, ne semble pas réussir à proposer autre chose qu’une célébration de son passé glorieux. Ses tentatives de projets solos se sont montrées plus ou moins décevantes (Revenge, Monaco) si elles n’ont pas à demi avorté. A l’instar de l’incroyable projet Freebass (2010) – sinon rocambolesque ?- qui connut plusieurs atermoiements, et associa Hook pour un unique album à Mani des Stones Roses et Andy Rourke des Smiths. Dans cette entreprise délicate, les trois bassistes n’ont évidemment pas retrouvé leur ancien état de grâce.

C’est un fait, Ian Curtis, Morrissey et Marr sont devenus des héros dont on visite aujourd’hui le territoire. A Manchester, on propose des journées en bus qui conduisent dans les principaux lieux qui ont marqué l’âge d’or. Je suppose même que certains opérateurs organisent une sortie vers la campagnarde Macclesfield, jusqu’au discret mais jamais paisible mémorial de Curtis. Le 77 Barton Street a récemment été acheté par un riche fan, qui déclara vouloir en faire un lieu à la mémoire du chanteur de Joy Division. Le projet (heureusement) ne s’est pas réalisé à cette date, dans cette ville de 40000 âmes où les traces de Joy Division sont aussi indélébiles qu’absentes. Une oxymore… En 2017, Manchester et ses banlieues, après Londres, est ainsi devenue le deuxième centre d’un tourisme musical dont le Nord Ouest bénéficie largement sur un plan économique. Si vous alliez dans le Nord de l’Angleterre au tout début des années 80, il ne fallait pas vous attendre à grand chose d’enthousiasmant. A Manchester encore moins. Cernée par des zones d’immeubles construits dans les années 60 et 70, jouxtant encore des quartiers anciens de maisons de briques alignées et mitoyennes, la ville principale du Nord Ouest n’avait rien du charme londonien. Le centre ville pouvait encore montrer quelques stigmates des bombardements de la deuxième guerre mondiale et l’économie tournait au ralenti. Manchester, depuis, s’est redressée. Manchester, qui a aussi résisté au choc économique de 2008, n’est plus la même ville. En 2017, les artères commerçantes du centre sont attractives et animées. La vie culturelle, liée aussi au développement des universités, est devenue florissante. Le football garde ses très nombreux adeptes, mais il n’y a pas que United ou Manchester City comme sources de distraction. L’hyper centre, autour de Manchester Cathedral – immortalisé par les photos de Joy Division par Kevin Cummins – est aujourd’hui un point de ralliement où l’on trouve quantité de pubs et de restaurants très agréables. Les jeunes résidents actuels ne connaissent pas ce que Curtis ou Morrissey, originaire de Salford, évoquaient lorsqu’ils parlaient d’un décor urbain et d’un environnement social ennuyeux et sans issue. Les mots de Morrissey ont trouvé leur réponse : « Take me out tonight / Where there’s music and there’s people / And they’re young and alive (…) And I want to see people / And I want to see light » ( The Smiths, There is a Light that Never Goes Out). La vie à Manchester est celle d’une ville régénérée. Joy Division, comme d’autres groupes de la fin des années soixante et dix, était monté sur scène parce que ses membres n’avaient pas beaucoup d’autres possibilités pour échapper à une vie ennuyeuse. Wilson le dit lorsqu’il déclara à leur sujet: « Because they had no fucking choice« . Une question peut se poser: se seraient-ils formés trente ans plus tard, dans ce Grand Manchester devenu plus prospère ? Auraient-ils eu les mêmes qualités et le même impact? Une réponse est certaine: ils n’auraient sûrement pas sonné de la même façon. Car leur son, ils le doivent aussi à leur ville d’alors, à son passé industriel, à son ambiance laborieuse et partiellement désolée de 1979 et 1980.

En toute objectivité il semble que les villes riches et joyeuses, raccrochées à l’air du temps, ne soient pas toujours des facteurs suffisamment stimulants pour faire naître les groupes rock d’envergure. On s’aperçoit, en général, qu’il faut que quelque chose cloche pour que la création se mette en route. Si l’on prend deux exemples, éloignés dans le temps de celui de l’âge d’or mancunien – le Londres des sixties ou le Los Angeles de la fin de la même décennie – c’est la discordance entre les aspirations d’une certaine jeunesse et un ordre établi qui a été moteur. Ou encore l’opposition à des événements dénoncés et jugés aberrants – guerre du Viêt-Nam pour ce qui concerne les groupes américains. Est-ce à dire que les groupes aujourd’hui, actifs à Manchester, n’ont pas ou moins d’intérêt ? Ce serait évidemment faux et injuste. Badly Drawn Boy, qui apparaît à la fin des années 90 poursuit un parcours plus qu’enviable. The Chemical Brothers, formés en 1992, sont toujours actifs. Ils ont été avec Fat Boy Slim et Prodigy les leaders de la vague Big Beat des années 90. Soit un mélange de musique électronique, de Trip Hop et de rock, initié dans les clubs mancuniens familiers de House Music. Les Elbow de Guy Garvey, originaires de Bury au nord du Grand Manchester, existent depuis la même période. Le groupe a reçu en 2008 le prestigieux Mercury Prize -meilleur album britannique de l’année – pour lequel il était en concurrence avec Radiohead, The Last Shadow Puppets et les excellents British Sea Power de Brighton. On peut retenir parmi les autres formations plus récentes et intéressantes I Am Kloot, Lamb (bien qu’associé à la scène Trip Hop de Bristol) et The Earlies (2004 – 2008 puis à nouveau réunis en 2015) avec leur rock pop néo psychédélique. Ou encore les plus jeunes Everything Everything, formés en 2007, venus du Sud et qui ont choisi de s’installer à Manchester, choix qu’aucun groupe n’aurait envisagé dans le passé.

Toutefois et malgré leurs qualités, ces groupes et personnalités ne sont pas arrivées à dépasser ni encore moins à faire oublier les deux décennies musicales qui ont marqué l’essor de la musique de Manchester. Les années 78-98 sont une signature ineffaçable. Elles représentent un de ces moments rares dans l’histoire d’un art, d’une ville et d’une région, qui en saisissent l’esprit et, plus profondément, l’âme. Il se peut qu’un nouveau grand groupe naisse à Manchester. Pour l’heure il n’existe pas. Et tout le monde n’est pas Ian Curtis – ce qui, d’un certain point de vue, n’est pas une si mauvaise chose.

photos de l’article: JD par Anton Corjbin; Anthony Wilson et Shaun Rider; The Smiths; Factory Records sur Palatine road; The Hacienda; NO en 1981 aux Strawberry Studios par Roger Heeles Barnes.

One comment
  1. Jean Noel Bouet

    Pour cet article – long et documenté – Je me suis basé à la fois sur mes expériences personnelles et sur quelques ouvrages ou documents clés . Je suis allé deux fois à Manchester et dans sa région. En 1984 , âgé de 22 ans, puis en 2014. Écart sidérant, mais trente années étaient passées. L’âge d’or musical lui aussi. J’ai eu la chance de suivre quasiment en temps réel l’epopée musicale du Nord Ouest. Assistant, presque par hasard à un set local des Smiths que je découvrais avec leur single WHat difference does it Maker ?J’ai été le lecteur assidu de la presse anglaise qui suivit ces épisodes. Par ailleurs , pour cet article, Je me suis appuyé sur les ouvrages écrits par Hooky. HOw not to run a club, Et Inside J D. Ainsi que le plus obscur recueil de textes divers intitulé Joy Dévotion, uniquement édité en anglais. Je conseille également le site web de Michel Enriki, fan français, très documenté sur ce sujet .

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