En contre-bas du long chemin de Biancarello, au nord-ouest du centre-ville d’Ajaccio, L’Aghja apparaît de prime abord comme un ancien entrepôt à la façade repeinte de noir et de rouge. Dans le hall où chacun semble se connaître, deux caissières prennent tout leur temps pour vous demander si vous avez un abonnement ou si vous souhaitez un billet? L’endroit est de petite jauge (280 spectateurs pour les concerts), on ne se bouscule pas. Ici on programme spectacle vivant, théâtre et musiques actuelles. Ce soir du 29 / 10 c’est le rock qui est invité et – a priori- dans la plus grande ville de Corse (70 000 habitants), il attirerait plus de quadras et quinquagénaires que de jeunes gens. Je ne cherche pas trop à comprendre, la remarque dépassant le contexte insulaire. Je poserai toutefois ces deux questions: quelles sont donc, aujourd’hui, les catégories sociales et les tranches d’âge qui se retrouvent autour de la musique inventée par Presley en 1956? Ce Rock and Roll qui figura une révolution et véhicula les utopies d’un temps? Tout cela a-t-il fait long feu? Le portier vérifie mon ticket en me souhaitant une bonne soirée. Des lumières artificielles animent le fond d’une scène qui est occupée d’un instrumentarium familier. Je suis au cœur de l’Aghja, dédié ce samedi soir à notre musique favorite.
Les Madlen Keys que je viens découvrir sur les conseils d’André Paldacci (incontournable disquaire, animateur radio et passeur culturel de la rue Fesch), je ne les connaissais pas deux jours plus tôt. Le groupe qui se présente sur scène est jeune, d’une moyenne d’âge que je situe entre 25 et 30 ans à vue de verres progressifs. Il est mené par l’ajaccienne Caroline Calen, exilée à Paris pour des études de musicologie, mais surtout auteure, compositrice et musicienne virtuose. J’apprends que Madlen Keys existe depuis 2018, à l’initiative de Caroline, et mes oreilles me font immédiatement comprendre que le quatuor a très largement dépassé le stade de la recherche d’une identité musicale. Entre Folk (Pentangle, Fairport Convention), Electro et Progressive rock, la musique jouée qui se rapproche de Radiohead, Jeff Buckley, Bjork et Pink Floyd (période Saucerful of Secrets / Atom Heart Mother, dirais-je rapidement), m’impressionne d’emblée. Très vite, elle me convaincra tout à fait. Ainsi l’ouverture du concert par une pièce instrumentale ambitieuse où claviers, batterie, guitare et violon progressent et montent avec intensité vers un climax qui saisit par sa force d’évocation. L’intention musicale et la nature artistique du projet ne laissent alors aucun doute. Wow! Il existe des jeunes musiciens en 2022, suffisamment techniciens et artistes, pour jouer à ce niveau… Voilà qui fait un bien fou et rassure sur l’envie de musique qui demeure chez les artistes et compositeurs pop-rock. Le set des Madlen Keys, pendant un peu plus d’une heure trente, fonctionnera dans une harmonie musicale maîtrisée. Dans la succession des titres je retrouve l’ambition entendue chez les canadiens de Black Mountain ou de Besnard Lakes, par exemple. Le groupe qui s’est récemment produit au Canada y a d’ailleurs connu un bel accueil, et le cousinage musical avec les formations rock prog et psyché citées ne me paraît pas anecdotique. Ecoutez « Space to Bakersfield » de Black Mountain, vous aurez une idée des entrelacs de claviers, séquences de batterie enthousiasmantes et chorus de guitare enragée que proposent les Madlen Keys.
Le groupe ose, avec beaucoup d’inventivité et Caroline Calen se révèle une chanteuse au très grand potentiel. Multi instrumentiste, elle met ses possibilités vocales au service de l’ensemble, sans transformer le chant en un élément ostentatoire qui déséquilibrerait l’équation musicale -quand bien même relèverais-je peut-être, ici et là, quelques élans lyriques pas complètement utiles, mais ceci n’engage que moi… La cohésion est un point fort entre les quatre musiciens, qui évitent tout éparpillement dans des titres pourtant longs. Energie et harmonie dominent des compositions aux orchestrations savantes et Baptiste Motais, à la lead guitar, est époustouflant. Malgré ma méconnaissance du répertoire du groupe, je repère « Ubik » et « Breathe », deux temps forts qu’on retrouvera sur un second LP à paraître en février 2023. « Waves » dédié à la Corse, ainsi que l’annonce Caroline Calen, est une composition proche de l’esprit de Jeff Buckley, enregistrée sur le EP In You, I’m Lost (2019) paru chez Pietralba. Son final, après une structure en couplet-refrain, dégage une charge émotionnelle et onirique à laquelle, je l’avoue, je n’ai pas cherché à résister.
Dans la salle de L’Aghja, les Madlen Keys ont donné un concert brillant, saisissant et harmonieux. La précision des musiciens sidère ceux qui les écoutent. Elle sert une musique inspirée, atmosphérique aux structures rarement linéaires qui montent souvent en intensité, ce trait pouvant être perçu comme une signature stylistique. La formation émergente, soutenue par Cashmere-prod (Paris), qui a joué cet été au festival Porto Latino, sillonne actuellement les scènes rock françaises. Elle sera une véritable découverte si vous aimez personnalités et fortes identités sonores.
Peintre et guitariste, adepte de Telecaster Custom et d’amplis Fender. Né en 1962 – avant l’invention du monde virtuel – pense que la critique musicale peut-être un genre littéraire, objet idéal pour un débat en fauteuil club millésimé.