Dans son roman High Fidelity, Nick Hornby nous présente Rob Gordon, beau garçon dilettante, passionné de musique pop, qui, après l’abandon de ses études, tient à Chicago une boutique de disques: Championship Vinyl. L’ambiance des lieux est à la fois flemmarde et passionnée, et on y rencontre une clientèle d’amateurs obsessionnels à la recherche de disques rares, enregistrés par des artistes le plus souvent obscurs. Interprété par John Cusack dans l’adaptation cinématographique du roman, le personnage du disquaire est un homme en stand by. Ses incertitudes, il les oublie dans d’infinies discussions sur les qualités de tel ou tel album, et on le voit osciller sur «Dry The Rain» du Beta Band, titre de l’impossible décision, que diffuse la sono du magasin. Tout cela serait bien innocent si nous n’y découvrions une double face. A l’instar du rangement de sa collection de vinyles qu’il se décide enfin à ordonner dans une longue suite alphabétique, Rob Gordon doit faire des choix. La musique ne le protègera pas plus longtemps des questions qui se posent à lui. La boutique du disquaire n’était-elle qu’un jardin pour l’indécis? Un jour, Rob se lance et se révèle un magnifique producteur. Happy end ?
En 2021 que deviennent ces «boutiques au coin de la rue» (comme aurait dit Ernst Lubitsch), où se retrouvent amoureux du disque, collectionneurs-esthètes mais aussi âmes rêveuses et romantiques? Peut-on encore y flâner et dénicher une perle rare, une édition numérotée? Face aux grands groupes et à la dématérialisation galopante de la musique, quelles sont les alternatives? Dark Globe s’est intéressé au sort de quelques disquaires indépendants (des résistants?), implantés dans des territoires différents. A Ajaccio, Marseille, Nîmes et Lyon ou encore dans un camion aménagé (Montpellier), comment vit-on le métier de disquaire au jour le jour? Quelles sont les formes de la relation entre acheteur et vendeur? Y a-t-il de nouvelles nécessités, une implication supplémentaire à apporter au-delà de l’acte commercial?
Le dernier disquaire corse.
À Ajaccio, la longue rue piétonne du Cardinal Fesch s’étire au dessus du port où accostent les ferries. Ancien faubourg de la vieille ville, elle débute sur la touristique Place Foch (dite des « Palmiers ») pour rejoindre le prestigieux cours Napoléon aux enseignes très chics, sur lequel la circulation est incessante en plein été. Rue Fesch, le passant trouvera la maison natale de Tino Rossi et, un peu plus loin, la pâtisserie où grandit le bassiste Yves Altana, exilé mancunien depuis les années 1980, vu avec The Chrysalids et Peter Hook and The Light. Une rue de la musique? Oui. Quelques guitaristes y jouent le soir sur les marches de l’église San Ruchellu… Mais une rue de la musique, surtout, car c’est au numéro 48, après le musée du bon Cardinal Fesch, tonton de Napo, que Vibrations ouvre ses portes. Le magasin en rez-de-chaussée et demi étage, est tout en profondeur. C’est une antre voûtée remplie de disques du sol au plafond, de t-shirts floqués et d’objets dérivés aux effigies des groupes et stars du rock. Devant la porte, on rencontre André Paldacci, le dernier disquaire corse. Le quinquagénaire est affable, actif et il ne manque pas d’humour. C’est un enfant du pays qui connaît tout le monde et fait facilement la causette avec ses voisins commerçants: «J’ai ouvert Vibrations il y a 25 ans. Avant, j’avais un premier magasin sur le Cours Napoléon, au dessus. Je l’ai tenu pendant 12 ans, il s’appelait I-tub music». André est un passionné aux goûts éclectiques qui avoue une préférence pour le hard et le métal. En tant que disquaire, il s’adapte à la demande: «Vibrations est un magasin tout public, comme tu le sais. Même si j’ai une orientation rock, blues et métal assez marquée, qui correspond à mes goûts. J’ai aussi beaucoup de groupes «indépendants», comme on dit maintenant. Si je vends de la variété, je choisis par contre le qualitatif. J’ai bien sûr un rayon corse très large. Le chant corse est une culture traditionnelle très vivace, avec depuis quelques années une belle ouverture musicale qui intègre le rap, l’electro… C’est très ouvert et il était temps. Il faudrait d’ailleurs que tu écoutes le groupe Contraversu, des sortes de Pogues ajacciens!».
En hiver, Ajaccio est moins peuplé et le centre commercial traditionnel marque le pas. «Les grands groupes et les plateformes sont un danger constant. Ici aussi, l’ouverture des grandes enseignes a vidé le centre ville. Selon les périodes c’est devenu le parcours du combattant pour faire une bonne journée. Les gens viennent toujours, mais je prends aussi les devants. Je fais des envois dans toute l’île. Aujourd’hui les auditeurs m’achètent moins de cd et plus de vinyles. C’est un inversement de tendance. Je pense que tout le monde t’en parlera… A ce propos je suis assez surpris et mitigé sur la durée de vie du vinyle, concernant les ventes. Tant mieux pour moi, parce que la clientèle qui s’y intéresse est large. Mais là aussi je veux travailler la qualité. Je commande de belles pièces. Les objets sont beaux, ils font plaisir à voir. Côté coffrets, il y a de quoi s’éclater. Un seul bémol, le prix! Pourquoi ne baisse t-on pas la TVA sur le disque à 5,5% comme pour le livre?».
André sourit souvent et paraît infatigable. En fin de journée il rejoint les studios de Frequenza Nostra, pour animer une émission radio plusieurs fois par semaine. «Sur Frequenza Nostra, 99fm, j’ai des invités, des directs. Les studios sont vraiment bien. Je fais venir des groupes qui jouent sur place. C’est un bon moyen de faire vivre la musique. En tant que disquaire et animateur radio je reste en relation avec les musiciens. J’interviens quand il y a des concerts à L’Espace Diamant, l’Aghja ( Ajaccio). Mais aussi pour Les nuits de la guitare à Patrimonio, Porto Latino à St Florent et Jazz In Aiacciu». Je lui demande s’il se considère alors comme une sorte de passeur? La réponse est nette: «Absolument! Sinon il n’y a pas cette passion et donc nous ne sommes pas disquaire. Ce métier on ne le fait pas pour l’argent!».
Entre Rhône et Saône, le quartier des disquaires lyonnais ne connaît pas la crise.
Avec plus de 500 000 habitants, Lyon est une ville bourgeoise où le revenu median annuel dépasse de 4000€ la moyenne nationale. C’est aussi le deuxième plus grand centre étudiant français, et la ville en 2021 demeure économiquement et culturellement très prospère. Sur ce terrain favorable entre Saône et Rhône, les disquaires indépendants ont résisté au choc numérique pour les plus anciens, ou ont ouvert de nouvelles adresses il y a une dizaine d’années. Signe de bonne santé du secteur, on trouve huit boutiques en ville (essentiellement dans les 1er et 5 ème arrondissements), réparties entre Vieux Lyon et rues commerçantes d’une Presqu’île toujours très fréquentée.
Créé en 1974 par Serge Boissat, Boul’Dingue, rue du Palais de Justice, est un lieu incontournable du Vieux Lyon. Spécialisé dans l’occasion le magasin propose sur deux étages, vinyles, cd, 78t ainsi que plusieurs rayons de bd. On y trouve tout ou presque, à tous les prix, éditions rares comprises. Décédé en 2018, Serge Boissat fût un activiste de la culture locale. Au début des années 1980 on le voit à la tête du collectif Frigo, agitateur culturel du paysage lyonnais. On lui doit la création de Radio Bellevue, puis de ZAP FM. Proche de la scène musicale lyonnaise des années 80, le disquaire a permis l’émergence de Rachid Taha avec Carte de Séjour, ainsi que la reconnaissance du voisin suisse Stéphan Eicher et de Elli Medeiros ( ex The Stinky Toys) au mitan des années 80.
Dans le 1er arrondissement DangerHouse est tenu depuis 1989 par Bruno Biedermann. C’est l’un des plus anciens disquaires indépendants de la ville. Ici, on déniche selon les propres mots du propriétaire: «Des disques à guitares, du curieux et du hors normes. Du garage au psychédélique. Mais je ne suis pas intégriste!». Avec 12000 références la boutique de celui qui partirait sur une île déserte avec trois vinyles ( Who’s Next de The Who, Fun House des The Stooges et le premier LP de Suicide), a traversé sans difficulté la mode du téléchargement. Biedermann en dit même du bien: « Aujourd’hui, des jeunes de vingt ans vont d’abord aller voir sur internet pour ensuite venir acheter le vinyle. Ils font très vite le parcours que j’ai dû réaliser en vingt ans. Ce ne sont plus seulement des consommateurs, mais des vrais fans de musique. Moi je suis un disquaire pro-téléchargement. J’encourage toujours l’écoute en ligne. L’important est de transformer en achat les choses qui te paraissent importantes »( Rue89 Lyon). Pour Biedermann il n’y a pas eu de véritable crise, ni de disparition du vinyle – support qu’il vend toujours le plus. Quand on le questionne sur ce point il répond en militant: «Cette boutique a été créée avec le vinyle et je m’en suis toujours bien sorti. Je vais vendre quinze vinyles pour un CD. Et maintenant tout sort à nouveau sur disque 33t» . A l’instar d’André Paldacci de Vibrations, Bruno Biedermann regrette un prix qu’il estime élevé: «Il est difficile de se procurer un vinyle neuf en dessous de quinze euros, c’est cher ».
Outre ces deux magasins référents, Lyon a ceci de remarquable qu’on y compte plusieurs boutiques spécialisées. Un luxe qui se comprend en raison d’une demande nombreuse – donc variée- et d’une clientèle locale relativement aisée. Dans le 1er arrondissement, Sofa Records présente un catalogue impressionnant de musique Afro-Funk, ainsi qu’un rayon jazz et blues très pointu. Livity Records est le spécialiste reggae et musiques jamaÏcaines. The Sounds of Music celui du funk et de la soul – les deux établissements installés dans le 5ème. Dans son décor design, Ultimae Records propose ambient, techno/ électro et signe des artistes sur son propre label. Sous les pentes de La Croix Rousse, Tiki Vinyl Store, ouvert en 2017, a fait le choix unique du vinyle neuf. Le magasin soigne son image avec expositions photos et showcases acoustiques, dans un souci d’accueil qualitatif et de fidélisation de sa clientèle. Pas très loin, Réglis Records, tenu par Régis Longre, a ouvert ses portes en 2019. «Au bout de treize ans de vente à distance, dit le nouveau disquaire, j’ai eu envie de créer ma boutique. J’ai eu l’opportunité de trouver un local dans ce que les amateurs appellent le quartier des disquaires, place Sathonay. Vendre des disques dans une relation directe est plus agréable, plus facile aussi, le contact plaisant». Particularité du magasin, il possède un rayon de musique classique.
Marseille : la réussite Lollipop.
«Quand on est chez Lollipop, on se croirait chez Rough Trade à Londres» (on-mag.fr)
A Marseille, Lollipop Music Store, 2 boulevard Theodore Thurner, est une institution. Un lieu où se retrouvent simples mélomanes et musiciens des formations locales. Créé en 2006, le magasin du 6ème arrondissement est l’un des centres névralgiques de la vie musicale marseillaise, avec les salles de La Plaine, non loin de là. Les deux associés, Paul Milhaud et Stéphane Signoret (alias «Stéphane Neurotic» du nom de son ancien groupe Neurotic Swingers), n’étaient pas entièrement débutants lorsqu’ils ont fait le pari d’ouvrir un magasin de disques. «Paul avait une boutique à Paris, Sonic Machine, tenue pendant huit ans. On avait tous les deux des activités de militants, car j’avais monté le label Lollipop en 1996. Paul avait envie de revenir à Marseille. Voilà comment est née la boutique en décembre 2006», raconte Stéphane Signoret.
À l’époque, Marseille est dans le creux de vague du début 2000 et ne compte plus que deux disquaires. Seuil dramatiquement bas pour la seconde ville de France, qui a pourtant une longue histoire musicale derrière elle. «C’était un peu osé de se lancer dans cette entreprise, explique Signoret, ça nous a forcé à proposer autre chose qu’un simple magasin (…) Ancrés dans la scène de l’époque, on souhaitait soutenir les groupes. Pourquoi ne pas essayer le concept café/ disquaire, avec un lieu vivant pour des expos et des concerts? A la base, on ne voulait même pas d’occasions. L’idée c’était du neuf et promouvoir la scène du moment. Je pensais que ce serait sans doute une expérience, sur cinq ou six ans. Mais il fallait à tout prix le faire ». L’offre a soulevé une demande qui n’attendait que ça, dans une cité phocéenne où l’ envie de rock et de proximité restaient plus vivaces qu’on ne le supposait. Aujourd’hui la clientèle de Lollipop s’est développée. Entre activité commerciale et showcases, le magasin est toujours animé et les curieux se mêlent aux habitués. Qui sont-ils? demande t-on au musicien et disquaire. «Ceux qui viennent ici, c’est un peu tout à la fois. Musiciens, fans de musique, collectionneurs – même si cette catégorie est moins nombreuse. On a globalement des auditeurs qui en ont marre de YouTube ou Spotify. Ils veulent l’objet, écouter d’une manière différente. Nous recevons beaucoup de nouveaux visages maintenant, plus qu’avant. Les gens reviennent vers les indépendants et délaissent les gros groupes et Amazon…Notre fond de boutique est plus rock/garage, mais on fait de la soul, du jazz, du reggae. Ainsi nous sommes en mesure de devenir une passerelle entre les genres. Et franchement les gens achètent toujours des disques, mais oui! ».
A Marseille comme à Ajaccio et Lyon, il semble que le vinyle n’ait jamais disparu des bacs. L’objet est devenu (ou redevenu) central. Chez Lollipop, on considère le support comme noble, voire idéal. On peut toutefois se demander, légitimement, s’il n’y a pas là un surinvestissement empreint d’un nouveau fétichisme? Le goût pour un format d’esprit vintage ne compense-t-il pas (avec d’autres centres d’intérêts citadins à la mode), la dématérialisation grandissante de pans entiers d’une société gagnée par le virtuel? « Nous, on n’a jamais abandonné le vinyle. Mais c’est la clientèle qui y est revenue, avec force depuis quatre ou cinq ans. Le Disquaire Day nous a bien aidé pour celà. C’est une manière de valoriser notre métier, et le disque lui-même sous tous ses aspects. Nous ne sommes pas une espèce en voie de disparition! Ce qui a été bizarre c’est que d’un coup, récemment, tu trouvais des vinyles un peu partout! Il y en avait partout et nulle part.» Question / déclaration qui, venant d’un professionnel, rejoint en partie ce que nous évoquions. A savoir que ce « retour du vinyle » pourrait bien être amplifié par un effet de mode. Paradoxalement relancé par une industrie qui en avait annoncé la fin, mais entretient en même temps une permanence de l’intérêt des acheteurs? Quoi qu’il en soit Signoret conclut pour nous en mélomane. Selon lui, la galette 33 tours demeure la façon la plus agréable d’écouter de la musique enregistrée, loin de tout snobisme vintage. On le croit sur parole.
Si la réussite de Lollipop est une évidence, il serait incomplet et injuste de ne pas souligner la réinstallation en ville de plusieurs autres disquaires. Certains bien implantés, comme Sabre-Tooth, rue des Trois Mages (1er arrondissement), ouvert depuis 1999. Ici, nous sommes dans le domaine des amateurs de hard rock, genre toujours présent, qui connut de riches heures en ville avec des groupes tels que Barricade, Silver Skull ou Lawlessness. Extend & Play, dans le 6ème arrondissement – quartier qui regroupe la plupart des disquaires marseillais -, a développé comme Lollipop la formule Coffee Shop. Il présente en neuf et occasion (ce qui semble désormais un passage obligé), une large sélection d’électro, ambient, drum’n bass et de black music. Galette Records est le spécialiste de la World music, du Hip Hop et du Trip Hop. Joyeux bric à brac, Tripsichord est un lieu à l’ancienne où on achète en fouillant dans un désordre pittoresque. La boutique est petite mais conserve une clientèle d’habitués qu’on voit aussi chez Tangerine dans la même rue Des Trois Rois. Enfin, tout en haut de la Canebière – célèbre avenue qui n’est plus tout à fait ce qu’elle était -, Bonne Mère Records vient d’ouvrir ses portes en 2020, tout près de l’église des Réformés (1er arrondissement). Le propriétaire est un ancien DJ qui a décidé de s’installer après des années derrière les platines. La boutique est généraliste, avec deux spécificités étonnantes : les raretés hexagonales des années 1950 et un petit rayon cassettes audio qui réapparaissent sur le marché depuis peu. Un acte de foi sûrement, pour qui s’est mis sous la sainte protection de la «Bonne Mère» qui veille sur la rade!
Nîmes, l’ombre de «340m/s » et la clarté au bout de la rue des Lombards.
Depuis 2014 le festival TINALS, installé dans l’enceinte de la SMAC Paloma (2012), pourrait laisser penser qu’à Nîmes, plus qu’ailleurs, on aime les tendances branchées de la musique pop / rock. Et le clou serait définitivement enfoncé par l’estival Festival de Nîmes, qui accueille dans les arènes les grands noms de la scène internationale. C’est entendu se dira-t-on: Nîmes est une ville Rock! A la nuance près que le public de ces événement n’est évidemment pas uniquement local. Essayez de trouver en ville une petite salle indépendante spécialisée dans ce domaine, vous n’y arriverez pas. Des café théâtres, clubs musicaux ou micro salles ont pourtant existé dans les années 1980/90. Début 2000 le cinéma Odéon – repris par la municipalité avec les anciens animateurs du Titoit de Titus, café théâtre qui recevait les groupes locaux – a pu programmer quelques concerts. Comme les autres lieux, il est aujourd’hui fermé pour ces programmations. Nîmes n’est pas Montpellier sa voisine, loin s’en faut. Son pôle étudiant reste limité -rendez-vous manqué?- et les forces vives sont réduites dans une ville de 150 000 habitants.
Des initiatives ont néanmoins été menées par le tissu associatif dans des bars et salles transformées pour l’occasion, ainsi que dans un immeuble investi par un collectif d’artistes (Le Spot – 2013), afin de promouvoir une activité musicale régulière hors des événements principaux. Ainsi les activistes historiques des Tontons Flingueurs Associés (depuis 2001), ont-ils fait tout ce qu’ils ont pu dans ce circuit, proposant des concerts rock garage à un cercle d’amateurs. Par sa collaboration opportune aux programmations de la SMAC, c’est Come on People (association créée en 2013) qui a su tirer aujourd’hui son épingle du jeu. Mais qu’on le prenne dans le sens qu’on voudra, ce sont les fonds publics investis dans la SMAC qui permettent sur le territoire nîmois la présence des musiques actuelles. Quant aux disquaires, ils avaient totalement disparu…
Dans l’hypercentre, au cœur du quartier de l’Ecusson, la rue des Lombards est presque une ruelle. Opportunément, elle trouve la lumière en débouchant sur le carré de la place de la cathédrale aux terrasses animées. C’est dans l’ombre de ce passage que les amateurs de vinyles et CD se retrouvent aujourd’hui, chez Trou Noir et Arbouse Store. Nous sommes à deux pas de la Coupole des Halles, galerie commerciale annexée dans les années 1990 à l’historique marché couvert, avec l’installation de la FNAC et d’autres enseignes. Soit, à l’époque de sa création, un symbole de dynamisme et de modernité pour un cœur de ville qu’on réaménageait. Moins de trente ans plus tard, le bilan de l’opération est préoccupant et une partie des activités commerciales connaît un total déclin. Dans ce contexte difficile, les deux disquaires de la rue des Lombards tentent de devenir depuis trois années, un point de rencontre, animés d’un esprit qu’on qualifiera d’alternatif. En bonne entente et côte à côte, ils comblent la disparition de 340 m/s, magasin plus spacieux qui marqua son temps, fondé par Jean Marie Valès à l’aube des années 1980.
Chez Trou Noir on rencontre Stéphane et Philippe qui évoquent immédiatement l’histoire du magasin disparu: « Quand je suis arrivé à Nîmes, j’ai été ravi de voir qu’il y avait 340 m/s, et j’ai été proportionnellement peiné quand ils ont fermé. Il n’y a pas moyen que je vive dans une ville sans (vrai) disquaire… Je ne connaissais pas Arbouse. Alors quitte à le faire moi-même… Ce fût le cas… »( Stéphane). «Jean-Marie Valès m’avait proposé d’ouvrir un second magasin de l’enseigne 340 m/s à Montpellier. En 1989, l’idée était de développer une chaîne de disquaires face aux machines à broyer qu’étaient FNAC, Virgin et consort. Pour négocier des tarifs plus raisonnables avec nos fournisseurs. Malheureusement ces grandes surfaces spécialisées et la suppression du vinyle (pour aller vers la disparition totale du support matériel voulue par les producteurs de l’époque) ont eu raison du projet. Après des années sur les routes, en tant que commercial, à voir disparaître les disquaires les uns après les autres, le dernier disquaire de Nîmes lui aussi disparu, le manque s’est fait salement sentir. Ça ne pouvait pas durer. Le retour du vinyle et ma rencontre avec Stéphane ont eu raison de mes hésitations. Il fallait retenter l’aventure et retrouver enfin ce métier. C’est fait.» ( Philippe).
Quand on demande si la situation du magasin et l’économie de la ville impactent son activité, Stéphane répond: «Bien sûr! Mais comme pour tout commerce, j’ai envie de dire…Nous sommes situés dans un lieu de passage, à défaut d’être dans un pôle culturel/artistique – ce que nous trouvons en allant dans les salles de concert. Nous on vend des « cartes postales musicales », « des albums photos », du carton et du plastique. Quoi qu’il en soit, nous sommes un magasin de centre ville, avec une clientèle essentiellement masculine et de tous âges. Nîmes est ce qu’elle est. Nous sommes une force de proposition, mais musicalement nous sommes ouverts.». En l’écoutant parler on se plaît à penser que c’est sur scène que le quadragénaire aimerait vendre des disques: «La musique c’est le vivant. Par contre il y a une chaîne du musicien à l’auditeur. Nous sommes un des maillons.». Chez Trou Noir, on perçoit un état d’esprit qui se voudrait impliqué dans une forme de résistance presque politique. Stéphane déclare: «Je trouve compliqué de jumeler commerce et lutte…Et ça me rend triste parce que je mettais ma lutte dans mon boulot, et là, à part participer au massage cardiaque du centre ville…( soupir). Mais c’est déjà bien. C’est politique, donc on en revient à l’humain. Le commerce c’est des sous et le gain personnel ». Dans cette logique, le magasin s’est engagé dans la vie culturelle locale. Comme pour André Paldacci de Vibrations, ou Serge Boissat à Lyon, la radio est une activité privilégiée presque naturelle. «Nous participons à une web radio ( Radio Rayvox) et il m’arrive d’organiser de petits événements. Jusqu’il y a peu on diffusait tous les samedis matins une émission en direct de la boutique. Nous avons créé un label pour distribuer des groupes locaux et, plus original, nous participons à la constitution du fond local de la médiathèque.» dit Stéphane .
En ce qui concerne le retour du vinyle, même son de cloche chez Arbouse Records et Trou Noir. Pour ceux qui mirent d’abord en rayons leurs propres disques, ou vont chaque semaine en acheter chez des particuliers (Arbouse) pour alimenter un fond d’occasions, le vinyle n’a jamais disparu. «Ceux qui l’ont chassé sont ceux qui le glorifient maintenant à grands coups de vintage! Je hais ce concept, cette resucée pour attraper le chaland. Mais c’est indéniable, il a gagné un capital sympathie cet objet disque. Quand on achète un disque on l’a, on retombe dessus, on s’étonne de l’avoir, on l’écoute à nouveau s’il ne nous avait pas convaincu. On ne le jette pas, contrairement aux centaines de mp3. On est acteur de l’écoute et c’est magique. C’est un peu dans ce but que nous proposons la réparation de tous types ( ou presque) de matériel. Souvent, ceux qui viennent nous voir sont des gens qui héritent d’une collection et d’un matériel qui fait partie de leur histoire. Le matériel conçu à une époque l’a été par des marques qui investissaient vraiment dans la recherche. On n’est pas des hi-fistes, mais une platine réglée comme un coucou suisse, une bonne cellule et c’est parti! En faisant revivre le matériel, on apporte aussi la preuve par les oreilles. Le son d’un sillon c’est quelque chose d’unique. C’est pour ça qu’on achètera toujours des disques – peut-être moins sur un coup de tête, par contre. Les plateformes peuvent servir à ça, découvrir puis acheter.» ( Stéphane)
Quand le disquaire reprend sa place
Les jours des disquaires sont-ils donc comptés, ainsi qu’on a pu le craindre? Chez Dark Globe, nous avons eu l’impression d’assister aux débuts d’une renaissance. Tous ceux que nous avons rencontrés y croient. Disquaire, comme libraire, n’est pas un métier qui se fait par hasard. Sans prétendre tout savoir, le disquaire d’aujourd’hui veut écouter ceux qu’il reçoit. Il propose, montre une piste possible qui complète un parcours d’auditeur. Dans le meilleur des cas il est un passeur, comme l’a confirmé sans hésiter André Paldacci.
Concurrencé, presque tué par les plateformes numériques, le métier réapparaît heureusement. Selon les villes et les territoires, il est plus ou moins florissant, on l’a vu, et chacun s’adapte. Le dynamisme de la ville, de la région déterminent une partie de l’activité. Lyon a une population nombreuse, aisée mais aussi jeune et cultivée: ses disquaires n’ont rien (ou presque) senti de la crise des années 2000. Devant certaines boutiques, on a pu faire la queue le week-end, nous a t-on rapporté. A Nîmes, ville mal en point sous des atours ensoleillés, comment ne pas voir un lien entre la bouffée d’air apportée par la SMAC et TINALS et la réapparition de deux disquaires engagés?
A la question «un renouveau peut-il venir grâce au come-back du vinyle?», nous répondons pourquoi pas… L’industrie musicale est anachronique. Elle fait du business en intégrant l’air du temps à ses intérêts. Aujourd’hui nous aimons parler de développement durable, nous recyclons et recherchons des valeurs supposées perdues. Le concept vintage ne tombe t-il pas à point nommé? Tous les artistes publient à nouveau sur vinyle…Pardi ! Il y a du cynisme là dedans mais il y a aussi du bon.
Enfin, un auditeur est une personne un peu romantique, comme on l’a vu chez Nick Hornby en introduction. Il n’a pas besoin que de son. Il espère aussi une rencontre et quelque chose de tactile auquel se raccrocher. Ressentir et rêver sont les maîtres mots. On s’y emploie. C’est là que le disquaire peut reprendre sa place. Ainsi cette initiative montpelliéraine de Rémi Saboul, ex Drive Blind, qui a lancé Le Vinyl Truck. Concrètement un petit camion Renault Estafette pimpant et gentiment millésimé (1959/80), chargé à bloc de références indépendantes très pointues, qui se déplace sur les routes de l’Héraut. L’objet que vous avez commandé vient sur la place de votre marché favori, où vous le rejoignez en allant faire vos courses avec un panier. L’anti Amazon…
L’âge d’or: Tout n’a pas toujours été difficile… Entretien bastiais avec Philippe Fabiani.
«De 1978 à 1983, je travaillais pour D.E.M, un grossiste dans la distribution de disques qui était installé à Nice. Quand tu allais là-bas, je te dis pas…C’était des réceptions superbes. Ce qui prouve que les affaires se portaient très bien. Je ne sais plus s’ils existent toujours, mais ça tournait, tu peux me croire. On se retrouvait avec les gens du Sud- Est, et moi, bien sûr, j’avais évidemment la Corse. Donc chaque semaine, avec le camion je descendais de Bastia et j’allais à l’aéroport pour charger tout ce qui arrivait. C’était avant les premiers CD, donc j’avais des caisses remplies de vinyles, toutes les nouveautés et les fonds de catalogue.
A ce moment là, des disquaires il y en avait en Corse! Je travaillais avec Corté, Calvi, Ile Rousse et Porto Vecchio sur la plaine orientale. Je te dis pas quand j’arrivais quelque part! Tout le monde était pressé de prendre ce qu’il avait commandé. Des fois un peu autre chose, le marché quoi…En Corse, on a toujours aimé la musique, il y avait un véritable enthousiasme, tu vois. La variété marchait beaucoup, tout le monde voulait les tubes du moment. Pas trop de classique ni de jazz par contre. Les choses ont peut-être changées. Je fournissais aussi beaucoup de rock et de la pop grand public. Supertramp, Genesis, Police qui étaient au top. Mais j’avais aussi d’autres groupes, dans tous les domaines. Du blues, du hard rock, tout. S’il manquait quelque chose du catalogue d’un des artistes, les gens me le demandaient et je les dépannais, parfois tout de suite. C’était une véritable économie, un circuit. Il arrivait que les disquaires retournent chez D.E.M ce qu’ils ne vendaient pas du tout. Quand ce n’était pas abimé, j’acceptais.
Tout le monde s’entendait, les affaires marchaient parce que les gens avaient envie d’avoir de la musique chez eux. Même si la TVA était plus élevée qu’aujourd’hui, comme tu m’en as parlé. C’était pas un problème… Aujourd’hui c’est bien s’ils la baissent. Mais en 1980 ça n’arrêtait pas les clients. Pour moi qui était aussi musicien, c’était le boulot rêvé. Les autres m’enviaient un peu. Ils disaient que j’étais en vacances tout le temps! Tu imagines, j’avais la planche de surf dans le camion; on a fait des inventaires sur le bord de la plage, à Ajaccio, avec des copines… Je n’étais pas malheureux du tout et les disquaires non plus. D.E.M avait un concurrent, mais ce n’était pas la guerre des prix! On faisait notre marge bien sûr. Et si je vendais beaucoup, tant mieux pour moi.
Maintenant à Bastia, le dernier magasin a fermé. Ça fait bien deux ou trois ans. Il reste celui d’Ajaccio, un seul vrai magasin pour toute l’île…»
Philippe Fabiani vit à Bastia. Dans les années 60 il a signé des disques chez Barclay et fût membre de The Corsicans, quintet rock et yéyé« made in Corsica », qui eût son heure de gloire au temps des Five Gentlemen, Ronnie Bird ou Antoine et les Problèmes. Il est toujours batteur de jazz.
L’entretien avec Lollipop Music Store a été réalisé par Axel Bremond. Autres entretiens et interviews par Jean -Noël Bouet.
Peintre et guitariste, adepte de Telecaster Custom et d’amplis Fender. Né en 1962 – avant l’invention du monde virtuel – pense que la critique musicale peut-être un genre littéraire, objet idéal pour un débat en fauteuil club millésimé.
Disquaire Day: un acte de résistance – Dark Globe
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