Le 1er janvier 1962, c’est un bout de l’histoire du rock qui se déroule à Londres par une journée d’hiver glaciale comme l’Angleterre n’en avait plus connue depuis un siècle. Plus particulièrement, la date est un prémisse de la fabuleuse histoire des Beatles qui s’apprêtent – mais ne le savent pas encore – à devenir le plus grand groupe de rock que nous ayons jamais connu. Pour l’heure ils restent de quasi inconnus, rockers vêtus de cuir, basés dans le Nord de l’Angleterre, aspirants d’un véritable contrat et plus si affinités avec une maison de disques accompagnatrice de leurs ambitions. Jusqu’alors le groupe s’est cantonné aux rives de la Mersey, dans la grise Liverpool ou bien s’ est exilé pour débiter à la chaîne des standards fifties sur les scènes poisseuses de clubs obscurs du port de Hambourg. On ne fait pas vraiment carrière de cette façon. On finit par se mordre la queue, le tour des choses étant fait, usé avant l’heure sans avoir ni fait fortune ni été reconnu pour un talent n’ayant jamais eu l’occasion de s’exprimer. Une vie de tâcheron du rock…
The Beatles avec Pete Best (premier batteur) en 1961
Fin 1961, Brian Epstein est toutefois devenu l’agent des quatre garçons (réunis en 1960) pas encore dans le vent et sans Richard Starkey à la batterie, alias Ringo Starr ( ainsi surnommé en raison de son goût pour les bagues), lequel n’est à ce moment là que remplaçant pour le groupe ce qui changera, nous verrons comment et pourquoi, six mois plus tard. Epstein est une chance pour les Beatles. Pugnace, l’agent-manager n’a de cesse de trouver un contrat d’enregistrement pour un groupe auquel il croit et qui fait un tabac dans une merseyside en ébullition rock. Mais Londres demeure l’épicentre des maisons de disques les plus sérieuses, bien loin de Liverpool perdue dans les brumes venues de la mer d’Irlande. Epstein prend donc le train pour la capitale. Il tombe sur Mike Smith, directeur artistique des disques Decca. Après des échanges passionnés il parvient à intéresser Smith qui , en retour, monte à Liverpool pour découvrir le groupe au Cavern Club. Grosse ambiance et grosse impression. Dans le club voûté liverpuldien du centre ville, les quatre Beatles, Pete Best à la batterie, assurent et captivent leur auditoire local. Y aurait – il quelque chose de possible avec ces gars là ? Pour le savoir, rien ne vaut une audition digne de ce nom. Un rendez-vous est pris pour le 1er janvier 1962, aux studios Decca. Les Beatles viendront y jouer, afin d’enregistrer une partie de leur répertoire fait de reprises et de quelques premières compositions.
Brian Epstein, agent et manager des Beatles
Des portes vont elles s’ouvrir? Le 31 décembre les Beatles arrivent à Londres avec guitares et amplis, après un interminable trajet automobile. Au début des années 1960 l’autoroute n’existe pas. Le voyage dans le van est un périple. Les jeunes hommes ne connaissent pas la ville et font un peu de tourisme en provinciaux ébahis. Visite de Trafalgar Square où se déroule la cérémonie du nouvel an, par un froid aussi glacial qu’historique, puis installation à l’hôtel du côté de Soho pour une nuit qui ne sera pas de réveillon. Il faut être en forme le lendemain et les Beatles restent très sobres .
Le premier janvier, Epstein, qui a confortablement voyagé en train, retrouve ses protégés aux studios Decca sur Broadhurst Gardens, dans le quartier de West Hampstead au nord de Londres. Il fait toujours exceptionnellement froid et les garçons suivent Neil Aspinall, roadie, chauffeur et chargé de les manager lors des tournées. A dix heures du matin ils sont sur place mais doivent attendre. George Harrison s’en souvient des années plus tard, et rapporte son impression d’avoir été traité comme « des gens sans aucun intérêt« … Mike Smith n’est d’ailleurs pas présent quand le groupe s’installe et n’arrive qu’une heure plus tard avec une gueule de bois carabinée à cause d’un réveillon trop arrosé. Ceci ne l’empêchera pas de juger trop médiocre le matériel apporté depuis Liverpool par les Beatles, dont les amplis produisent des parasites incompatibles avec une bonne captation studio. On utilise à la place l’équipement de Decca, évidemment de meilleure qualité . Pete Best et la batterie sont isolés pour éviter les claquements de peaux , coups de baguettes ou crashes de cymbales qui seraient trop forts et gâcheraient les prises. Les Beatles branchent leurs guitares dans les amplis du studio ce qui modifie leur son. Rien n’est, in fine, confortable pour les musiciens mal à l’aise, bien plus tendus qu’à leur habitude, dans une salle mal chauffée qui plus est. Tout ceci impacte leur jeu. Cependant ils vont enregistrer plus longtemps qu’il n’est de coutume pour ce genre de sessions. Durant plus d’une heure sans véritable pause, ils interprètent quinze titres: classiques rock, chansons traditionnelles et trois compositions originales. Paul McCartney chante sept titres, George Harrison quatre et John Lennon sur trois. Vocalement c’est Harrison qui est le plus convaincant, mais « Hello Little Girl », composition du groupe, est chantée en duo par John et Paul. Un ange passe…
Les studios DECCA, Londres dans les années 1960
Smith qui a moins mal au crâne semble t’ il, promet une réponse rapide et se déclare
très satisfait. Cette réponse le groupe va par contre l’attendre longtemps, ce qui en général ne présage rien de bon. C’est seulement en mars qu’ Epstein apprendra le refus de Decca. Quelques tractations relativement complexes ont lieu qui n’aboutissent à rien en terme de contrat, mais Epstein obtient cependant le droit de garder les enregistrements. Il peut les présenter à d’autres producteurs sans regard des disques Decca. Pragmatique, il fait graver quelques vinyles chez HMV Londres où Jim Foy, technicien chargé de la besogne, trouve captivant ce qu’il entend. C’est lui qui prend l’initiative de contacter Sid Coleman éditeur musical pour Ardmore and Beechwood . « Like Dreamers Do », ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd…La chanson de Lennon& McCartney deviendra une entrée chez un autre label. Il s’agira de EMI.
Dick Rowe , responsable en chef des disques Decca, n’était pas venu pour l’audition des Beatles. A contrario il s’est intéressé de près à un certain Brian Poole , accompagné de musiciens appelés The Tremeloes. Le quintet s’est formé en 1959, comme The Beatles, et donne à quelque chose prêt dans un registre similaire de « groupe à guitares ». Néanmoins, le génie ou du moins l’inspiration durable ne seront pas franchement au rendez-vous et l’histoire va les oublier quelques années plus tard, à la fin des années 1960. Malgré un retour dans les années 1980 ( allez savoir pourquoi?) et des vestiges de formation occasionnellement actifs début 2000, les Tremeloes sont sans véritable intérêt… Mais début 1962, le groupe qui est londonien parût de prime abord un choix facilitant pour Rowe qui n’aimait pas se compliquer la vie et pensait que c’est à Londres que tout se passait. Sur ce point il n’eut pas vraiment tort…du moins en 1962. On offre ainsi un contrat en bonne et due forme à Poole & The Tremeloes qui s’appliqueront dans le genre rabâché des reprises et des compositions merseybeat un peu brouillonnes quand on les écoute aujourd’hui… Cette application leur vaudra néanmoins un bref succès commercial à défaut d’un intérêt artistique. Deux singles se vendent correctement : « Do You Love Me » et « I Want Candy » et en 1963 un titre talonne les Beatles au sommet des charts… Objectivement la scène rock ne les retiendra guère plus longtemps que deux ou trois saisons et Poole ( qui tente une carrière solo en 1966) ne changera pas la face de la musique … Ensuite toute sortie du hit parade est définitive.
The Beatles, séance photo du 17 décembre 1961, Liverpool.
Les Beatles, de leur côté, ont repris le cours de leurs activités. Le 11 avril, ils retournent à Hambourg, pour sept semaines au Star-Club. Sans concertation avec Londres, le 23 avril 1962, la branche américaine de Decca publie le 45 tours My Bonnie / The Saints, single déjà paru en Allemagne en 1961 ( où il a été enregistré), crédité Tony Sheridan and …The Beat Brothers. C’est à dire The Beatles, puisque les quatre anglais font partie des groupes habituels d’accompagnement du chanteur de seconde zone Tony Sheridan. Pour ces enregistrements ce sont eux qui ont officié derrière le chanteur spécialiste des standards fifties toujours plébiscités. Rejetés par Decca UK , les quatre de Liverpool reçoivent quelques dollars des USA! Ce qui peut s’appeler un manque de concertation.
Mais qu’advient il des sessions du glacial 1er janvier ? Les copies vinyles ont circulé et c’est grâce à l’enregistrement de la chanson « Like Dreamers Do », qu’à son retour d’Allemagne le groupe , convoqué à Londres, va signer un contrat avec EMI, le 6 juin 1962. Il se rend, d’autre part et pour la première fois, aux studios EMI d’Abbey Road où officie un certain George Martin. Le producteur et musicien dirige le label Parlophone, filiale d’EMI. C’est ici que les Beatles trouvent la bonne adresse pour l’éclosion de leur génie. Martin organise une session, assisté de Ron Richards ingénieur du son de la séance test qui est programmée. Premier accroc, Richards juge très insuffisant le jeu de Pete Best qu’il ne pense pas à la hauteur du combo en raison, notamment, de ses difficultés à tenir régulièrement le même tempo… Martin acquiesce et en informe les trois autres Beatles et leur agent. Quand on veut réussir il faut accepter des sacrifices et ne pas avoir d’états d’âme. Le groupe connaît à Liverpool un autre batteur qui ferait l’affaire. Best est remercié par Epstein, ses camarades de groupe n’osant pas lui annoncer la mauvaise nouvelle… On fait rapidement appel à Ringo Starr qui a remplacé quelques fois Pete Best à la Casbah ( club dans le sous sol d’une vaste maison, tenu par la famille de Best) ou lors de concerts à la Cavern. Les fans de la première heure ne l’entendent pas tous de cette oreille, quelques uns réclamant le retour du batteur aux cheveux frisés coiffés en banane… Harrison en récoltera même un œil au beurre noir. Mais ces soubresauts très locaux sont sans conséquence et Ringo prend définitivement les baguettes derrière sa Ludwig au mois d’août 1962. The Beatles entrent alors dans l’histoire du rock. La suite est connue.
Ringo Starr, août 1962
A la décharge de Dick Rowe, longtemps désigné comme » l’homme qui rejeta ( ou loupa!)The Beatles « , il faut comprendre que début 1960 la scène musicale est un mouvement permanent très versatile. Les goûts changent sans cesse, tout comme les styles. Le directeur de Decca n’avait ainsi pas complètement tort en restant prudent dans ses choix, compte tenu du contexte. Le phénomène Merseybeat , venu de Liverpool, est totalement inattendu. C’est lui qui porte The Beatles sur le devant et le fait apprécier du grand public. C’est aussi la toute première fois qu’une scène provinciale prend le pas sur Londres. On attendra les années 1980 et Madchester pour connaître un processus similaire. Pas rancunier, un an plus tard, George Harrison indiquera à Rowe les Rolling Stones, venus de Dartford ( Sud Est anglais), lors d’un jury de sélection de nouveaux groupes prometteurs. Cette fois le patron de Decca pour l’Angleterre, ne laissera pas passer Brian Jones, Jagger& Richards et leurs band mates Bill Wyman et Charlie Watts ….
The Beatles avec Ringo Starr à la Cavern, 1962
Les trois premières chansons originales des Beatles, enregistrées chez Decca sont: « Like Dreamers Do » , « Hello Little Girl » et « Love of the loved » écrite en 1959 par Paul McCartney , inédite à ce jour ( à l’exception d’une reprise en 1979 par la chanteuse et animatrice télé britannique Cilla Black). La bande d’origine du 1er janvier se serait vendue aux enchères pour une somme très conséquente…
Photo de couverture et Beatles avec Pete Best, décembre 1961, par Albert Marrion ( Liverpool)
Peintre et guitariste, adepte de Telecaster Custom et d’amplis Fender. Né en 1962 – avant l’invention du monde virtuel – pense que la critique musicale peut-être un genre littéraire, objet idéal pour un débat en fauteuil club millésimé.