Auteurs d’un album sublime, Memory Drawings, élu parmi les dix meilleurs disques de l’année 2008 par une poignée de lecteurs de ce blog, The Drift était à l’épicerie moderne ce vendredi à l’occasion de leur concert avec la légende du drone Earth. L’occasion de leur poser quelques questions sur leur musique, leurs origines, leur démarche.
Rencontre avec Danny Grody (guitare/clavier), Safa Shokrai (basse, contrebasse), Jeff Jacobs (Trompette, synthé) et Rich Douthit (batterie).
Vous vivez à San Francisco, est-ce que c’est une ville agréable où vivre pour un groupe de musique?
Danny : Oui, complètement. Je crois que si c’est un endroit aussi agréable, c’est surtout parce que c’est une petite ville, géographiquement. Ça te permet de rencontrer les gens beaucoup plus facilement… Mais c’est aussi une ville ou il coûte cher de vivre, et garder un lieu où travailler et répéter peut parfois devenir un challenge. Mais au-dessus de çà, c’est une chouette ville, vraiment.
Rich: Il y avait un gars ce soir, qui me disait que pour lui c’était la ville américaine la plus Européenne.
Oui, c’est ce que beaucoup de gens disent ici… Et dans mes souvenirs c’est assez vrai. Je ne sais pas pourquoi les Européens aiment San Francisco plus que…
Rich : …Que le Texas? (rires)
Une des particularités de votre musique est l’utilisation que vous faites de la trompette et de la contrebasse. D’ailleurs pourquoi Safa a t’il joué sur une basse ce soir? Question de logistique?
Danny : Oui, et de coût… Ca coûte plusieurs centaines de dollars de louer une contrebasse. Safa était déjà en Europe quand nous sommes arrivés, il tournait avec un autre groupe, sa contrebasse est restée chez lui. On s’est donc dit qu’on allait essayer avec la basse, que ça rendrait les choses plus simples pour nous.
Votre musique emprunte autant d’éléments au post-rock, à l’ambiant, au dub ou au jazz… Comment en êtes-vous arrivé à un mélange des genres aussi improbable? Est-ce que c’était l’idée de départ, ou est-ce davantage à cause du background de chaque musicien?
Rich : Je crois que c’est d’abord notre « personnalité » en tant que groupe qui veut ça, dans le sens où nous avons chacun des origines très diverses, dans nos « histoires » musicales respectives. Ça n’est pas comme si nous avions tous été au collège ou grandi ensemble, nous avons des passés et des expériences vraiment distincts. Ce mélange, comme tu le dis résulte vraiment de notre rencontre.
Ce qui m’amène assez logiquement à la question suivante. Comment vous êtes-vous rencontrés?
Danny : Rich vivait avec un membre d’un des groupes dans lesquels je jouais. C’est donc une rencontre fortuite au départ. C’est vraiment ce truc de San Francisco dont je te parlais, tu vois, cette facilité de croiser des routes et de rencontrer des gens… J’ai toujours respecté Rich, sa façon de jouer, et j’ai ressenti assez vite une certaine connexion avec sa musique, et l’envie de jouer avec lui.
Rich : Merci!
Danny : De rien! Non, mais sérieusement, c’est vraiment l’évolution naturelle des choses. Je n’aurai pas envisagé de jouer avec Rich si je n’avais pas une idée du résultat que celà aurait donné. On a commencé à jouer avec Trevor (Montgomery, qui officie également chez Lazarus, ndla), puis on a mis une annonce pour un trompettiste.
Rich : C’était l’idée de Trevor. Danny et moi, nous étions plutôt partisans d’attendre un peu, d’avoir déjà quelques morceaux finalisés. Et puis la répétition suivante, Trev est arrivé et nous a dit (prenant une voix grave) « Les gars. J’ai trouvé quelqu’un ». On a répondu (en haussant les épaules): OK, très bien… Ca s’est avéré être une bonne chose. Sur le premier travail qu’on a enregistré, qui était un disque d’une demi heure pour Travel In Constants (formats quelque peu particuliers édités par le label Temporary Residence, ndla), Jeff a immédiatement trouvé sa place. Encore une fois, ça s’est passé de façon complètement naturelle.
Danny : Mais pour en revenir à ta question initiale, on n’a pas démarré avec un plan clairement établi de ce qu’on voulait obtenir. L’idée de départ était vraiment de se mettre à jouer ensemble, et de se laisser aller. Ne surtout pas forcer les choses. C’était totalement le contraire.
C’est exactement cette impression que donne Memory Drawings à l’écoute, il y a une fluidité et une spontanéité évidentes…
Danny : C’est ce que nous espérons. Et pour moi, c’est même ce à quoi se résume la musique! En tout cas, c’est de là que je viens.
Notre bassiste vient plutôt du jazz, et c’est cool de pouvoir combiner les possibilités que celà offre à une configuration plus abstraite, et plus souple. Les gens pourraient vouloir appeler ce que nous faisons du jazz, parce qu’ils entendent de la trompette et de la contrebasse, mais ça n’en est pas!
C’est vrai, et le fait d’utiliser des delays et des loopers sur la trompette vous en éloigne encore davantage…
Danny : Absolument! C’est quelque chose que Jeff faisait déjà avant de jouer avec nous, et avant même qu’on le rencontre.
Rich : La trompette c’est comme un rayon laser: si tu casses la « netteté » de cet instrument, si tu lui donnes du corps, tu peux vraiment le faire sonner de façon complètement différente.
Danny : Jeff et Safa ont des influences instrumentales similaires à celles de Rich et aux miennes sur les sonorités, mais nous sommes si différents sur les rythmiques, en terme de background… Nous aimons utiliser ce contraste. Ce truc de passer des cuivres dans des loopstations, ça m’a toujours fait penser à Terry Riley. C’est un musicien incroyable, considéré comme un des fondateurs de la musique minimaliste, avant garde, appelle ça comme tu veux – mais un grand musicien du vingtième siècle. Lui, il faisait ça dans les années soixante-dix, avec un saxophone.
Rich : oui, j’y ai aussi pensé quand Jeff a commencé à jouer avec nous, et je me suis dit, « Ouais!!! »
Je sais que Danny joue aussi dans Tarentel mais est ce que les autres ont également d’autres projets? Pouvez vous m’en parler?
Danny : Absolument! Je joue donc avec Tarentel depuis plus de treize années. J’ai énormément appris avec ce projet. On travaille depuis deux ans sur du nouveau matériel, basé surtout sur des guitares acoustiques, et on espère sortir quelque chose dans le courant de l’année.
Rich : Je ralentis un peu pour ma part, et je joue seulement dans trois groupes en ce moment, alors que j’en avais cinq l’année dernière. Je Joue avec Odessa Chen – qui est aussi ma femme. Le truc passablement intéressant c’est que je l’ai rencontrée à un concert, et que, comme ça m’arrive rarement en tant que batteur, je me suis dit que je pouvais amener quelque chose à sa musique. Il y avait un coté très minimaliste mais j’ai pensé pouvoir lui apporter des textures, de la couleur. Nous jouons le plus souvent en duo, parfois en trio avec un bassiste. Et puis, pour ne pas l’oublier, le troisième projet dans lequel je travaille s’appelle Winfred E. Eye, avec aussi des membres d’Evergreen. Ces projets sont tous deux assez différents de The Drift, mais c’est ce qui me plaît aussi chez eux. Ca me permet de faire et voir des choses différentes.
Danny : C’est vrai… Tarentel a été mon seul projet pendant si longtemps que quand j’ai commencé à travailler avec Rich, j’ai compris ce que le mot « équilibre » voulait dire! Safa joue aussi dans un groupe de musique pop influencée par la folk et la world music, mélangeant des influences très diverses une fois encore… Ca s’appelle Rupa & the April Fishes. Ils ont beaucoup de succès et ont pas mal tourné ces derniers temps. Jeff, lui, a eu plein de projets avec des amis à lui, mais rien de très précis je crois!
Rich : Lui et Dave (Montgomery) ont commencé à faire des trucs au collège, ils se connaissent depuis genre la nuit des temps! Ils m’avaient fait jouer des trucs une fois mais je n’ai plus la moindre idée de ce que c’est… Parce que je ne m’en souviens plus.
(A ce moment, Adrienne Davies entre dans la loge, se sert une bière dans le frigo et se joint quelques secondes à la bonne ambiance générale qui règne dans la pièce. Relax. Earth semble à quelques minutes de monter sur la scène de l’épicerie moderne)
Parlons un peu de Memory Drawings, pour l’anecdote vous êtes dans le top ten 2008 de mes lecteurs!
Danny : C’est vrai? Merci!
Il sont peu nombreux, malheureusement, mais ils ont de bons goûts! (rires) Il y avait Enablers qui sont de San Fransisco dans le top aussi, vous les connaissez?
Danny : Pete, Joe! Oui nous les connaissons bien, ce sont des gens très sympas.
L’album donc, a un coté très spontané, très naturel. Comment l’avez vous écrit, et enregistré?
Danny : Live! On l’a enregistré live, mais avec beaucoup de préparation. La plupart de l’album a été travaillé en amont. Mais dans chaque morceau, il y a toujours de la place pour des variations, d’arrangement en arrangement. chaque enregistrement est différent du précédent. Nous avons donc écrit des thèmes en prenant soin de laisser suffisamment d’espace pour l’improvisation…
Rich : C’est aussi une sorte de photographie… Dans le sens ou pour nous le principal « obstacle » est le temps. Si tu nous laisses ensemble dans une pièce avec nos instruments, on est capable de sortir quatre cent mille disques. La plupart du temps, la difficulté c’est juste de reproduire ces petites choses qu’on arrive à faire en répète, ce truc qui te fait te dire « hey, ça c’était pas mal! » et à le dupliquer. On devrait vraiment enregistrer toutes nos répètes!
(Dylan Carlson et Don Mc Greevy passent dans la loge prendre une bière avant de monter sur scène)
Danny : Bon concert les gars!
Don Mc Greevy : Merci! On va essayer de ne pas griller un canal juste avant de jouer.
(rire général / c’est exactement ce qui est arrivé à The Drift juste avant qu’ils commencent leur set, ndla)
(à ce moment, Safa, bassiste, arrive dans la loge)
Safa : Earth sont vraiment cool!
Danny : Oui ce sont des gens bien. J’aimerais qu’on tourne avec eux parce qu’ils sont vraiment marrants en plus, on passerait notre temps à se bidonner.
En parlant de l’affiche de ce soir, c’est une affiche plutôt improbable non? Avez vous le souvenir d’avoir déjà joué avec des groupes aussi différents?
Danny : Jeeeeesus.
Safa : On joué avec ce groupe à San Francisco qui commence à être connu… Port’o Brien.
Danny : On a joué avec Port’o Brien?
Safa : Oui!
Rich : Notre concert avec Slint était intéressant parce que beaucoup de gens nous considèrent comme similaires, alors que c’est bien sur un des groupes qui nous a influencés.
Danny : Avec qui d’autre a t’on joué? Kinski, Mono… Explosions In The Sky… Des groupes de notre label. En fait je ne me souviens pas tellement des concerts que tu évoques, avec des groupes vraiment différents de nous…
Safa : Personnellement, ce sont ceux dont je me souviens le mieux!! Je trouve çà intéressant et inattendu. En tout cas la musique de Earth est vraiment cool. Et à vrai dire je trouve que ça colle plutôt pas mal avec nous.
Ce titre, Memory Drawings – à part le fait que la couverture de votre disque en est un (Memory Drawings = dessins de mémoire, ndla) – a t’il une signification particulière pour vous?
Danny : Définitivement.
Safa : Les chansons, la musique… Tout est connecté à notre façon de pratiquer. On commence à jouer ensemble, et… On dérive!! (« We Drift », ndla.) La fois suivante, on essaie de recréer quelque chose d’aussi proche que possible, comme un dessin qu’on reproduirait de mémoire… Chaque fois c’est différent mais c’est ce coté qui nous surprend, qui nous transporte. C’est ce qu’on essaie de recréer dans notre façon de jouer.
Cela participe sans doute au caractère « visuel » de votre musique, aussi parce qu’elle est exclusivement instrumentale… J’ai lu d’ailleurs que vous trouviez l’idée de travailler pour une bande son des plus intéressantes. Avez-vous des projets par rapport à çà?
Safa : Récemment, nous avons été en contact avec le producteur d’une émission de radio dont le principe est d’inviter des gens qui racontent des histoires, spontanément – sans notes ni préparation. On a trouvé que l’idée se rapprochait de notre démarche et que ça pourrait être intéressant de travailler avec eux dans ce contexte. Accidentellement il se trouve que je suis aussi fan de cette émission de radio. Rien de plus concret n’est sur les rails, mais j’espère que ça ira plus loin en tout cas.
Danny : J’adorerais travailler pour une bande son. Si un réalisateur français est intéressé pour travailler avec nous qu’il se manifeste!
Je transmettrai! (Rires)
Vous êtes signés sur Temporary Residence depuis que le groupe existe. Comment est-ce de travailler avec ce label?
Safa : Travailler avec TR est à chier. (Silence… Puis rires) Non! Sérieusement.
Rich : Jeremy (deVine, le fondateur, ndla) a définitivement le plus grand coeur de toutes les personnes que j’ai rencontrées. Et c’est une des rares personnes qui fait tourner un label et un business où son coeur passe en premier. Il croît en ce qu’il fait, et c’est un honneur que de travailler avec une personne comme lui.
Danny : Il a fait de TR une véritable communauté, la plupart des groupes du label sont devenus nos amis. C’est quelque chose d’important pour lui je crois. Je l’ai connu pratiquement depuis le début, avec Tarentel, et je l’ai vu grandir et évoluer avec son projet. Nous avons eu un cheminement parallèle.
Dernière question, quelles musiques et quels groupes écoutez-vous et aimez-vous en ce moment?
Danny : J’ai une affinité réelle pour la folk musique africaine. Niger, Mali… Cette musique me rend complètement dingue. Maintenant la musique issue d’autres cultures est plus accessible que jamais… Voilà ce qui m’excite en ce moment. Pour la musique contemporaine, j’écoute beaucoup The Necks. Nous avons joué avec eux récemment, c’était incroyable. C’est un trio australien piano / batterie / contrebasse. Ils font de l’improvisation.
Rich : J’appellerai ça de l’indie rock ambiant free jazz!
Danny : Ils sont venus à San Fransisco pour la première fois récemment – ce qui est ridicule au vu du succès qu’ils méritent – mais c’était incroyable de vivre une expérience aussi psychédélique. La façon dont ils s’écoutent et communiquent par la musique les uns avec les autres… Ca relève de la télépathie.
Jeff: Le contrebassiste n’avait pas joué une seule ligne de tout le concert, il faisait des notes par-ci par-là, des textures…
Danny : Tu devrais écouter.
Rich: Ouais! Ecoute et tu verras, tu diras « Holy Shit »!…
Remerciements chaleureux au groupe pour sa disponibilité et à l’épicerie moderne pour son aide.
cultive ici son addiction à la musique (dans un spectre assez vaste allant de la noise au post-hardcore, en passant par l’ambient, la cold-wave, l’indie pop et les musiques expérimentales et improvisées) ainsi qu’au web et aux nouvelles technologies, également intéressé par le cinéma et la photographie (on ne peut pas tout faire). Guitariste & shoegazer à ses heures perdues (ou ce qu’il en reste).