La découverte de Nev Clay, un peu par hasard il faut le dire, fût une des très agréables surprises de l’hiver. Ce fût aussi une motivation pour en connaitre plus…Clay est un artiste atypique et cultivé, ce qui transparaît dès que vous parlez avec lui. C’est aussi un homme plein d’esprit, d’humour et d’empathie, qualités qui ont nourri une œuvre poétique et musicale qui mérite qu’on s’y attarde pour en saisir les subtilités. Natif du Nord Est anglais, Nev Clay vit toujours dans le comté de Tyne and Wear ( anciennement Northumberland),qui n’est pas forcément le coin le plus touristique qui soit , du moins de prime abord. Dans cette région entre Ecosse et Mer du Nord, loin de l’agitation des mégapoles, il se produit dans les clubs d’obédience folk music mais pas uniquement, nous le verrons. Engagé dans un chemin créatif tout à fait singulier, le sexagénaire est un bavard discret ( ou l’inverse), peu coutumier des interviews qui l’intimident un peu. Un héros local, si vous voulez, une déclinaison du parfait excentrique anglais qui, en trente ans d’activité pourtant ininterrompue n’aura sorti que deux albums en format physique, diffusant essentiellement ses créations sur bandcamp. Un mode de fonctionnement ni résigné ni fataliste, selon lui, qui semble un choix satisfaisant, bien plus en tous cas que les affres d’une gloire relative .

photo par Richard Dawson
Nev, je ne crois pas que le public français te connaisse beaucoup. Même si nous avons parlé de toi et de ton excellent album So Little Happened for So Long il y a quelques semaines, je crains que le mystère reste (presque) entier! Comment te décrirais -tu pour que nos lectrices et lecteurs se fassent une idée?
Bonjour, Dark Globe ! Je me sens comme un vieil homme maintenant ( Rires) . Je suis asthmatique mais je fume. Je suis bouddhiste en quelque sorte et je bois du vin. J’ai une mauvaise vue pourtant je lis beaucoup (je suis enfin en train de lire Don Quichotte en ce moment. J’adore la prose de Laszlo Krasznahorkai). J’ai écrit des poèmes (ou essayé) bien avant d’essayer d’écrire des paroles de chansons. De chez moi, au deuxième étage d’un immeuble HLM, je peux voir trois arbres, encore nus, bien qu’ailleurs dans la rue, les fleurs soient déjà écloses. J’ai étudié deux ans à la Slade School of Fine Art de Londres, où j’ai peint à l’huile, mais j’ai été renvoyé. Ma barbe est devenue blanche il y a quelque temps, mais mes cheveux clairsemés sont toujours bruns.
Voici un portrait complet, je crois bien. Je t’y reconnais! Parlons de ton travail qui m’intéresse au plus haut point. Si je ne me trompe pas tu as commencé à te produire, écrire et composer il y a une trentaine d’années. Qu’est-ce qui a fait que tu as poursuivi un chemin artistique comme le tien?
J’ai joué du piano dès mon plus jeune âge, de la trompette et du cornet à pistons (dans un groupe de mineurs local), puis j’ai eu une guitare électrique à 15 ans. J’ai toujours rêvé de devenir guitariste rock, comme Alex Lifeson (Rush), Kim Thayil (Soundgarden), ou peut-être Bob Mould (Husker Du), Norman Westberg (Swans) ou Roland S. Howard (Birthday Party). J’ai vu une annonce et j’ai rejoint un groupe de rock indépendant local en 1992, à 30 ans, et j’ai commencé à écrire des paroles (assez enfantines) et à jouer de la guitare solo. Je suis tombé et me suis fracassé le poignet droit en 1994, ce qui m’a empêché de jouer du shred * ( jeu rapide et virtuose en argot musical ndlr); j’ai donc commencé le fingerpicking alors que j’avais encore un plâtre… et j’ai continué depuis (même si je joue encore occasionnellement de la guitare acoustique avec une pédale de distorsion Boss DS1).
Une distorsion Boss… C’est peu commun dans ce qui paraît ton style de prime abord. De fait, te sens-tu véritablement folk – singer, selon les codes du genre? Ou plutôt comme poète performer qui choisit des formats libres?
J’ai eu la chance de débuter sur une scène musicale locale dynamique et DIY (créée principalement par la Slampt Underground Organisation). Dès le début (1992), j’ai donc joué sur la même affiche que des artistes de post-punk. J’ai collaboré ou joué dans le style distorsion sur bande ! Fait de l’ improvisation électronique extrême, de l’agit-punk, du lo-fi et du proto-mathcore. Heureusement, j’ai continué dans une certaine mesure en solo. Je peux donc assurer la première partie de Handsome Family ou Jim White un soir, et jouer avec des artistes expérimentaux comme Lava Mouse ou No Teeth le lendemain ! Je ne recherche pas activement de concerts, mais les promoteurs locaux me sollicitent sans cesse pour jouer, et tant qu’ils le font, j’en suis ravi. J’ai donc une grande liberté, c’est un véritable privilège.
Mais est-ce que les musiciens folks anglais tels Martin Carthy, Nick Drake, Johnny Flynn ou plus récemment Richard Dawson sont parmi tes références essentielles, incontournables? en as-tu d’autres? Dans d’autres styles musicaux ou dans des genres artistiques différents?
Ce sont tous de merveilleux musiciens – et Richard est un ami proche depuis près de 30 ans, tout comme Kathryn Williams – mais je suppose que mon inspiration acoustique était (et est toujours) un musicien folk local appelé George Welsh, un chanteur et guitariste formidable et un conteur incroyablement drôle, qui pouvait jouer deux ou trois chansons en 30 minutes, le reste étant des histoires de chiens hirsutes (« des histoires sans queue ni tête » comme vous dîtes en français), des blagues et des improvisations … Bien sûr, j’aimais et admirais Joni Mitchell, John Renbourn, Leo Kottke, Bert Jansch… mais je n’aurais jamais imaginé devenir fingerpicker quand j’étais jeune, et encore moins un « artiste folk ». Quant aux accordages de guitare, j’ai découvert le « Drop D » lors d’une interview avec les Pixies, où Frank Black disait que Trompe Le Monde serait « tout en drop D, comme Metallica ». Et Mark Hollis de Talk Talk m’a écrit une lettre (en réponse à mon album Not It de 1999), me suggérant d’essayer le DADGAD (Ré-La-Ré-Sol-La-Ré ndlr)
Générationnellement, étant né au début des années 1960 , comme beaucoup qui se sont intéressés à la musique, as-tu été impacté par le punk, puis le post-punk et la new wave? Par exemple tu as ouvert il y a quelques jours pour The Loft, groupe de Peter Astor, bien connus pour leur appartenance au mouvement C86, à la hype créée par Création Records en son temps…
Oui, j’adorais le punk – j’achetais tous les 45 tours que je pouvais me permettre – tout en continuant à aimer Genesis, Wings, Steve Hillage, Stevie Wonder et ELO. J’ai été élevé dans la religion méthodiste, donc je suppose que j’ai été élevé dans l’amour de ces mélodies wesleyennes, et c’est toujours le cas. Puis vint The Fall – écouter l’EP Slates puis Hex Enduction Hour fut une révélation – de grands riffs retentissants et le contenu encyclopédique du chant aboyé de Mark E Smith… Avant ma récente session live sur BBC 6Music (27 novembre, Riley and Coe), Marc Riley m’a emprunté ma guitare acoustique et m’a montré comment jouer « Prole Art Threat » – un moment fort de ma carrière !
J’aime toujours PiL, Laibach, Swans, Black Flag, Big Black, etc. J’ai joué une reprise de « My War » de Black Flag à plusieurs reprises, et récemment une reprise de « Half Life » de Swans, tirée de leur album Cop de 1984. Ces reprises dépendent d’avec qui je joue… Même si j’ai fait une reprise de « Pavement Saw » de Big Black lorsque j’ai ouvert pour The Handsome Family l’année dernière, car Steve Albini venait de mourir.
Revenons à ce qui te caractérise. Tu as réalisé So Little Happened For So Long, un très bel album, dont l’avant dernier titre « Cuddy’s Cave » est une sort d’hymne à ta région de Newcastle. Du moins, est-ce ainsi que je le perçois. L’écriture est très descriptive, précise. Quelle connexion particulière as-tu avec cette région d’Angleterre?
Merci du compliment… Je suis né ici. Mes parents m’ont fait découvrir l’histoire ancienne de la région, et j’en suis toujours fasciné. J’ai travaillé un temps au château normand de la ville. « Cuddy ‘s Cave » ou la grotte de Cuddy (du nom d’un abri sous roche néolithique où reposerait le corps de saint Cuthbert) est une mosaïque en constante évolution de distiques rimés, tous liés à l’histoire du territoire situé entre la Tweed et la Tyne, c’est-à-dire le Northumberland, du Mésolithique à nos jours. Cette chanson inclut plusieurs suggestions d’amis, et la version album est la version 23 d’une longue série de variations, remontant au moins à 2013. Elle évolue constamment – j’écoute actuellement les versions 27 et 28. C’est une chanson d’amour, bien sûr, ambivalente et humoristique par moments, ouvertement locale, et nullement (je l’espère) chauvine ni encourageant une fierté régionale déplacée – j’ai souvent dit que n’importe qui pourrait écrire une chanson similaire, n’importe où dans le monde. Mais je suis né dans une petite ville au nord de la Tyne, et c’est la région que je connais le mieux. C’est aussi un adieu à mes parents et grands-parents, et à tous les milliers de personnes qui ont vécu ici au cours des 10 000 dernières années.

Photo par Amelia Red
Je sais que tu as travaillé comme infirmier dans le secteur de la santé mentale. Penses-tu être resté à la frange du système de l’industrie musicale? Et quels moyens as-tu utilisé pour que ton travail soit entendu, connu, durant ces trois décennies d’activité?
D’une certaine manière, je suis content d’avoir toujours travaillé et de ne jamais avoir vraiment visé une carrière musicale, au-delà des premières parties. J’ai bien sûr envoyé quelques albums au fil des ans – à John Peel, à d’autres DJ, à quelques musiciens. Mais je me sens à ma place ici, à jouer dans des petites salles obscures. J’ai travaillé un temps comme musicien communautaire et j’ai dirigé des groupes de musique dans une prison locale – c’était la meilleure époque. Cet album n’a eu quasiment aucune promotion – une critique locale, quelques passages sur BBC 6Music, principalement du bouche-à-oreille – et c’est suffisant – même si je vous suis très reconnaissant de votre intérêt, bien sûr.
Cependant n’as tu réellement jamais souhaité toucher un plus large public? Ou bien, selon ton point de vue, les choses sont-elles suffisantes comme elles sont et comme elles ont été ?
Pour être honnête, ça me semble plutôt bien. Je joue occasionnellement ailleurs en ce moment (je joue à Dublin cette semaine, en première partie de Poor Creature au Whelan’s ; et j’ai deux concerts en Écosse dans les prochains mois), mais j’aime mon lit, ma rue bordée d’arbres, avec les pies, les chardonnerets et les pigeons dans les branches. Et la scène musicale locale est toujours aussi dynamique et variée ici, à Newcastle et dans la ville voisine de Sunderland.
Ce sera ma dernière question, et une nouvelle fois je dois dire que j’ai découvert avec toi un artiste véritablement singulier. Je suppose donc obtenir une réponse assez singulière ( rires). Alors comment imagines-tu pouvoir te glisser dans la scène musicale britannique du moment, toujours agitée?… Et de qui ou quoi te sens tu le plus proche ?
« Ça alors ! » ( en français – rires) . Je pense qu’il existe de nombreuses scènes musicales en Grande-Bretagne, qui se chevauchent, et où l’on crée une musique merveilleuse dans tout le pays. Dans au moins une scène, certains apprécient les auteurs-compositeurs-interprètes solos qui prennent le temps de rédiger leurs paroles, privilégient la spécificité à la généralisation, évitent l’universel et évitent les jugements et les clichés. Comme c’est pompeux ! ( rires)
Ce que tu viens de dire ? non, je ne crois pas. C’est ta façon et il ne faut pas si souvent se sous-estimer!
Quant à ta dernière question, précisément, c’est la plus difficile…Ma place dans la musique ? Pour moi ce qui compte est juste la voix humaine authentique, avec ses propres idiosyncrasies et faiblesses, je suppose… Je pense maintenant aux voix des personnes en prison avec lesquelles j’ai travaillé, cherchant une mélodie. Mais c’est une autre histoire. Merci!
https://nevclay.bandcamp.com/album/so-little-happened-for-so-long
photos aimablement transmises par Nev Clay. Photo mise en avant Amelia Red

Peintre et guitariste, adepte de Telecaster Custom et d’amplis Fender. Né en 1962 – avant l’invention du monde virtuel – pense que la critique musicale peut-être un genre littéraire, objet idéal pour un débat en fauteuil club millésimé.