On se bouscule.
Il y a dans l’air ce singulier soupçon d’excitation qui transpire la foudre sonore que l’on attend, la foudre et le groove. Je connais cette odeur, ce chahut qui monte aux abords des arènes, je connais le rythme des promesses du parvis du monument qui bat comme un gros cœur excité et bacchanal.
Le public nombreux qui se serre aux abords du monument promet d’en découdre avec le son, avec le rythme, avec l’espace. Rien ne les intimide, ces festivaliers. On le sent, c’est un public qui joue l’agitation, le dilettantisme, la joie, la convivialité désordonnée, le tohu-bohu fringant de la musique indé qui, ce soir, vit son grand soir d’été 2022.
De tous âges la communauté se réunit et se reconnait dans la pop culture de Gorillaz, t-shirt, gimmicks sonores, personnages cartoon, Damon Albarn et Jamie Hewlett ont fait de leurs créatures un univers reconnu, identifié, ils ont inventé un son, un goût, une identité pétaradante.
Qui peut encore en douter ? Ils ont hérité la Pop culture. Ils sont le Pop Art des années 2000. Les Roy Lichtenstein 2.0.
La première partie de Fatoumata Diawara achevée, suivie d’un œil distrait et d’une oreille plus qu’absente, vient le temps de l’enthousiasme célébré. Damon Albarn, casquette, tshirt et short roses bondit sur scène, la saisit immédiatement et nous sidère.
Pour ceux qui ont connu son concert à la Philarmonie de Paris le 4 mars 2022, se pose une question : comment un solitaire pasteur islandais se métamorphose-il en monstre Funk US affamé, avec, de surcroit, une dent en or?
Comment franchir aussi facilement la vallée vertigineuse de l’improbable mutation. Ici de l’impossible.
Est-ce bien lui ? Le destinataire de tous ces regards intergénérationnels, avides de sons lourds et épiques de groove, de jazz, de Dance, de rap, de mélodies pop …? Est-ce bien lui? Celui qui dans la pénombre de la Philharmonie, tapi dans l’obscurité discrète et presque muette promenait sur nous tous le frêle esquif de son disque minimal et frugal The nearer the fountain…? Est-ce bien lui?
Nul ne peut dire s’il s’agit bien du même homme. Le doute est permis.
Mais je peux dire que c’est bien eux.
Car Damon Albarn est un Protée, un Homme pluriel, gardien des troupeaux musicaux éclectiques et parfois contraires et surtout, par-dessus nos limites, lui, a le don de se métamorphoser en haute altitude. Capable de se transformer ou plutôt d’incarner physiquement ce que sa musique devient, ce que sa musique dit.
Le concert de Gorillaz ne concerte pas: vous êtes avec lui, bousculés, moulus par la lumière comme un marteau épileptique et les créatures de papier projetés en cinémascope qui, dans l’amphithéâtre romain, trouvent un écran immense. Les morceaux prennent une ampleur minérale, implacable, la nonchalance du groove de la basse de Seye Adelekan donne aux 13000 spectateurs du monument la saccade irrésistible d’une piste de danse romaine. Albarn prend un incontestable plaisir dans ses habits roses de scène, il interpelle, enjambe, descend dans le public, rebondit sur les boudins de pierre qui bordent la piste, irrésistible diable hors de sa boite. A retenir, l’énorme version de Pirate Jet, de Rhinestone eyes. Sur sa piste aux étoiles, côté guests, il invite Fatoumata Diawara, Bootie Brown pour le mythique « Dirty Harry », Sweetie Irie pour un final avec « Clint Eastwood » et surtout De La Soul qui hystérise encore plus l’assistance avec un « Feel Good inc » colossal.
L’assistance regagne le parvis des arènes, contusionnée, les rétines décollées, les tympans en couleur. Il faut se remettre.
Damon, lui, est déjà à quelques mètres du monument à serrer des mains et prendre des selfies, toutes dents en or dehors. Et dans sa garde-robe de métamorphoses, nous le découvrons: un sportif de haut niveau.
On devrait toujours être légèrement improbable (Oscar Wilde).