La crasse et la furie.
Quand bien même tout s’oppose dans un quotidien frustrant et hostile, que s’installe la sensation d’un effondrement alentour, vous ne devez jamais désespérer. Le chaos a remplacé ce qui se révèle une illusion sans futur, mais il est possible de trouver un autre chemin. À la condition, bien entendu, que vous le traciez vous-même… Les bannis, les exclus qui y réussissent entrent dans l’histoire. On se souvient d’eux davantage que de succès annoncés, interchangeables puisque programmés par et pour un système en place. Ainsi John Lydon (alias Rotten), Steve Jones, Paul Cook et Glen Matlok, prolétaires londoniens d’à peine vingt ans, pensaient-ils ne jamais s’extirper d’ornières sociales aussi boueuses que les eaux troubles de la Tamise. Condamnés par un déterminisme de classe, dans une Angleterre en prise avec la récession économique du milieu des années 1970, que pouvaient-ils trouver devant eux? La précarité d’une embauche incertaine au service d’industries ou d’institutions déclinantes? Il n’y avait pas là de quoi susciter le rêve chez de jeunes idéalistes… L’humain dépossédé de son outil de travail est l’esclave du capital. Marx dit vrai.
À contrario se trouvait l’idée d’arracher un autre destin au monde, poussé par l’envie de vivre (et non survivre), mu par l’énergie que donne la faim. « Anger is an energy » (PIL sur « Rise »), chantera en 1985 un Johnny Rotten redevenu John Lydon… Le challenge se trouvait là. Pourtant si les Sex Pistols de 1976 refusent une certaine fatalité, sont-ils de véritables révolutionnaires ou de jeunes adultes rebelles voire opportunistes? La question s’examine de près. The Great Rock n Roll Swindle, premier film retraçant l’épopée du groupe, réalisé par Julian Temple et Malcolm McLaren en 1980, semait un doute. À minima les quatre garçons, comme d’autres de leur génération, réclamaient une légitime reconnaissance. Pour cela, ils ont écrit des chansons et inventé le Punk. Ce n’est pas si banal… Choisissant cette voie artistique ils se sont probablement dit qu’ils ne risqueraient rien, de plus, à tenter de gagner leur heure de gloire, plutôt que d’attendre, résignés, la fin prématurée de leur jeunesse dans un anonymat working class… Ils auraient ensuite tout le temps de voir, à défaut d’avoir suffisamment provoqué celui des possibles en cas d’échec et de retourner vieillir à Sherperd‘s Bush ou Holloway. Pour autant que vaut la gloire?
Do it yourself (ou presque).
La musique est un art. Ce peut être un moyen. Les Sex Pistols s’en sont emparés. Avec une réussite aléatoire sous le nom de The Strand, des premières tentatives sont ébauchées dès 1975 sous la houlette du guitariste Steve Jones. S’il n’est pas un technicien de la Gibson Lespaul, Jones ex-petit délinquant, sait très vite comment faire sonner deux micros Humbucker. En totale opposition stylistique avec les codes du rock progressif qui domine la décennie: « I hate Pink Floyd » sera ainsi inscrit sur un t-shirt déchiré porté par John Lydon. Jones ne bouscule pas le jeu de guitare rock mais pioche, ici et là, ce qui lui est utile: chez les hard rockers de Deep Purple, dans le répertoire d’Alice Cooper, plus généralement dans le proto-punk US (MC5, Stooges) et le pub rock anglais (Eddie and the Hot Rods, Doctor Feelgood) ou chez The Who. Pour la structure des compositions – avec l’aide avisée de Glen Matlock (basse) -, le format pop est conservé. Pourtant, les riffs seuls ne suffisent pas. C’est le leadership de John Lydon – dix neuf ans en 1975 – surnommé « Rotten » en raison de sa mauvaise dentition- qui s’avère déterminant. Rotten / Lydon est l’intellectuel. Celui qui associe une irrévérence plus ou moins politisée à une esthétique d’artiste performer, sur les bases d’un dandysme extravagant, hérité d’une culture des limites au demeurant très britannique… Il écoute Roxy Music, T- Rex, Bowie et a le sens de la formule. Rotten passe son audition en chantant « Eighteen » d’Alice Cooper sur le juke box de la boutique SEX… Sans lui, il n’y a pas de Sex Pistols, mais un combo parmi ceux qui commencent à pointer leurs guitares sur les scènes locales comme le 100 Club d’Oxford Street qui deviendra mythique… Avec leur nouveau chanteur, les quatre traînent sur King’s Road (Chelsea), où ils fréquentent le couple Westwood / McLaren. Chez SEX, ils essaient les vêtements alternatifs et provoquants créés par Vivienne Westwood. La récurrence de leurs visites dans cette étrange boutique sera décisive pour leur avenir artistique. McLaren, à l’affut, flaire la possibilité d’un buzz médiatique et décide de les manager. S’il ne la met pas véritablement en scène, il dirigera l’aventure du groupe. Et ce malgré les profonds désaccords qui l’opposent à John Lydon.
Sur une courte période Lydon, Jones, Matlock et Cook écrivent alors et enregistrent quatre singles et un album d’un genre qui prend son envol en terre d’Albion: le punk rock anglais est né. La hype punk trouve un écho dans une partie de la jeunesse et se répand sur fond de crise sociale, ainsi qu’en témoignera le documentaire de Julian Temple The Filth and the Fury, sans doute le plus pertinent document audio-visuel sur le groupe et son époque. La génération de musiciens apparue en 1976 adopte le style punk. Elle met aussi en pratique un slogan-précepte qui fera école: DIY (Do it yourself).
À leur sortie les deux premiers EP Anarchy in the UK – fin 1976-, GSTQ – printemps 1977 (suivis de Pretty Vacant puis Holidays in the Sun en octobre 1977) font l’objet de controverses. L’album Never Mind The Bollocks, Here’s the Sex Pistols (28 Octobre 1977) publié chez Virgin après le rejet d’EMI, se place néanmoins directement numéro un des charts anglais en novembre de la même année (18ème en France). Mais dans un climat médiatique et politique agité, le disque essuie plusieurs problèmes juridiques pour sa prétendue obscénité… Un peu plus tôt, le groupe s’est vu interdit de concerts sur le sol anglais. Des frasques sont perçues comme des offenses aux institutions et tout particulièrement à la monarchie. Les tabloïds en rajoutent et des rumeurs fabriquées caricaturent la réalité. En janvier 1977, après des concerts au Paradiso d’Amsterdam, le bassiste Glen Matlock quitte le groupe. John Simon Ritchie alias Sid Vicious, copain d’enfance de Rotten et histrion de la mouvance punk, le remplace. Son impact visuel est réel. Ses qualités de musicien ne sont par contre guère évidentes. Elles ne seront jamais démontrées par la suite des événements. Les Sex Pistols deviennent dans l’hiver 1977 des icônes d’un nouveau genre et les plans de Malcom McLaren paraissent se réaliser. Qu’en pense le milieu musical? Plusieurs rock critics sont enthousiastes dont Nick Kent, acquis à la cause de longue date. A l’automne 1977 Never Mind The Bollocks, Here’s The Sex Pistols qui restera l’unique album du groupe, reçoit de bonnes critiques. Il est qualifié d’impressionnant dans The Village Voice (USA), les Etats Unis en particulier New York connaissant eux aussi leur propre mouvement punk avec Ramones, Blondie, Richard Hell, Television… La presse spécialisée anglaise compare les singles du groupe aux meilleurs hits des sixties produits par The Who et The Rolling Stones. La comparaison est flatteuse et justifiée. Dans les studios, si on ne comprend pas toujours les intentions de cette vague d’artistes – l’exemple de Nick Mason (Pink Floyd) produisant péniblement le second album de The Damned (qui souhaitèrent en vain l’intervention de Syd Barrett…) est révélateur -, on s’aperçoit cependant que les Pistols tiennent la route et savent jouer.
Dieu sauve la reine (plus que le roi).
Cinq mois après Anarchy in the UK, GSTQ est une véritable bombe lancée dans le paysage sonore du printemps 1977. Son intro de guitare, l’attaque des couplets, un refrain nihiliste, les fills de batterie de Paul Cook, la voix de Lydon, tout y est. Une claque fondatrice? Le mieux est de se fier à ses propres souvenirs… À sa sortie personne ne m’en parla de vive-voix mais c’est dans Best et Rock and Folk que je découvris l’existence de la chanson. En lisant les chroniques d’Alain Dister, me semble t-il. Les mots ont stimulé ma curiosité en même temps qu’ils allaient définitivement sublimer le réel. Un phénomène de cristallisation s’est-il produit dans mon esprit? Dans l’appréciation d’un objet d’art, la valeur ajoutée par la subjectivité est non négligeable. La rencontre est plus intense quand on la rêve au préalable… Le EP avec le visage de la reine Elisabeth II sort le 27 mai 1977, soit quelques jours avant le jubilé de celle ci. Comme chacun le sait cette fête nationale est un événement majeur de la vie britannique. S’agit-il d’une coïncidence ou d’une volonté délibérée pour une chanson qui devait s’appeler « No Future » mais qui emprunte son titre définitif à l’hymne national du pays de ses auteurs? Les Beatles qui citaient la première phrase musicale de la Marseillaise au début de leur »All You Need is Love » font figure de très gentils garçons à côté de la témérité de Lydon et ses amis… De très mauvais amis? William Burroughs, pourtant avare de compliments, salue le trait de génie du groupe. Dans tous les cas, l’effet de ce second single est décuplé par la symbolique à laquelle il se retrouve associé. Une party promotionnelle est organisée sur la Tamise, au cours de laquelle on croise tout près de Westminster à bord d’un bateau promenade. Les événements vont évidemment se contrarier. Dans mon souvenir, j’ai immédiatement envie d’entendre ce titre qui tient de la légende, dès ce moment là, dans mon imagination d’adolescent. Rien pourtant sur les ondes radio françaises malgré l’article de Rock and Folk. Soit je ne tombais pas au bon moment, soit personne ne le diffusait. Je me suis répété les mots du journal, j’ai regardé dix fois la reproduction de la pochette dans le magazine. J’ai dû relire obsessionnellement les mêmes lignes. Ma première expérience de « God Save The Queen » fut littéraire, et cette approche en surmultiplia l’effet.
Un ou deux mois plus tard, au cours de l’été 1977, fin juillet ou mi-août, je finis pourtant par l’acheter et l’entendre. Je me revois. Un début d’après-midi… Il fait chaud et j’ai enfourché une bicyclette pour me rendre chez un disquaire repéré dans le quartier de la gare SNCF d’une petite ville du Sud-Est écrasée de chaleur. Je passe quelques jours de vacances chez ma grand-mère, occupant mes journées comme bon me semble, avec très peu de choses pour me distraire en réalité. ‘’Teenage wasteland’’? J’ai quinze ans. Chez le disquaire qui somnole derrière sa caisse enregistreuse, je suis le seul client. Pensez donc! À trois heures de l’après-midi, nul ne bouge et nul n’a l’idée de traverser la ville sous un soleil de plomb, de se rendre au-delà de la voie ferrée, à la limite sud des quartiers de cette cité de cheminots aux rues à angles droits, plantée au milieu de la Crau, vaste plaine parsemée de galets du Rhône où poussent de rares arbres ne faisant pas d’ombre aux promeneurs égarés. Il faut une vraie motivation, un désir secret pour décider de filer chez un disquaire dont on n’est, par ailleurs, aucunement certain du stock. Je n’ai pas beaucoup d’argent en poche, il n’est donc pas question d’acheter tout ce que je vois et qui me tente. Est-ce un miracle? Le 45 tours à pochette bleue de carton léger, illustré par la photographie détournée d’Elisabeth II, est là! On l’a placé en tête d’un rayonnage où est écrit le mot « rock ». Si je fais un effort, je ne me souviens pas pour autant qu’il y en ait eu plusieurs? Était-ce le seul, l’unique exemplaire qui m’attendait? Je le saisis, le tourne entre mes doigts. Sensations étranges, électriques. J’ai juste assez de monnaie pour me l’offrir. À la caisse le vendeur me sourit ou bien je l’imagine. Il n’est pas sûr que les Sex Pistols l’intéressent et je ne reçois aucun commentaire particulier sur mon achat. Je compte mes pièces en payant. « God Save The Queen » représente une de mes premières acquisitions absolument exotique. Sans doute la plus exotique de toutes celles réalisées jusque-là. Plus exotique que les compiles des Beatles (Bleue et Rouge) pourtant magiques. Plus que Desire mon premier album de Bob Dylan dont je suis devenu fan depuis un an, ou que ce LP des Who sur lequel les musiciens en photo viennent d’uriner contre un monolithe de béton… Je viens d’acheter GSTQ des Sex Pistols, avec « Did You no Wrong » en face B.
En demandant la permission, je l’écouterai un peu plus tard, ni tenant plus, sur le tourne disques de mon cousin de six ans plus âgé que moi. La face A comme la face B sont instantanément jugées abominables par le propriétaire du tourne disques monophonique. Ah bon? Pour me nettoyer les oreilles mon cousin, pourtant du même âge que les membres du groupe mais qui n’adhère pas du tout à mes goûts très curieux selon lui, me passe toute une compilation de Tom Jones tirée de sa collection personnelle. « Oui, ok. C’est pas mal…Tom Jones… Dis-moi, je peux remettre mon disque?« . Une semaine plus tard, je lis dans Rock and Folk (encore) qu’Elvis Presley vient de mourir à quarante deux ans. Un âge abstrait, presque canonique pour un gosse de quinze ans en culotte courte. Dans mon approche personnelle de l’histoire de la musique, « God Save The Queen » remplacera la légende du King. La reine plus que le roi…
Les Pistols chez Disney… Le dernier jubilé ?
Tout récemment John Lydon, soixante six ans depuis janvier 2022, a connu un différend juridique l’opposant à ses anciens band-mates. La raison en est la sortie de la mini-série télé intitulée Pistols (Mai 2022) produite par Disney et réalisée par Danny Boyle. Il s’agit d’une adaptation de Lonely Boy, autobiographie de Steve Jones et de sa carrière au sein des Sex Pistols. L’ouvrage de Jones n’est pas critiquable. C’est un texte sincère, relatant la jeunesse d’une personnalité moins complexe que celle de John Lydon. Quant à la série qui en est tirée, on y suit Jones en fil conducteur et le groupe qui se crée (d’abord sans Lydon) puis évolue tout au long de l’année 1976, connait ce qui peut-être son apogée au printemps 1977, puis glisse doucement vers sa fin en janvier 1978 – du moins est-ce mon appréciation des choses. Lydon, on le sait, est resté une grande gueule. Il est parfois contradictoire dans ses points de vue. Il a perdu devant les tribunaux, après s’être plaint de n’avoir pas été consulté par le réalisateur de Trainspotting, déclarant refuser que les enregistrements originaux du groupe soient utilisés pour la bande-son des six épisodes. Grosso modo ,l’homme qui vit en Californie et fait toujours des tournées avec PIL, n’est d’accord avec rien de ce que montre cette nouvelle réalisation. La série lui paraît loin du réel qu’elle travestit en histoire pour teenagers. C’est ici que les avis divergent.
Clairement, je n’émettrai pas de critique aussi tranchée et j’exprimerai plutôt un sentiment… Pistols se laisse regarder. L’ensemble est agréable, distrayant. Mais n’est-ce pas là que le bât blesse? L’aventure des Sex Pistols fut-elle distrayante? Un conte de fée Punk et Rock and Roll? Je n’en suis pas certain. De la même manière je ne suis pas certain de ce que fut vraiment ce groupe qui éveilla tellement l’imaginaire d’une génération et au-delà ? J’y reviens donc: que furent les Sex Pistols? Des révolutionnaires bousculant le chaos ou des rockers teigneux très inspirés? Sur les enregistrements de l’époque, on s’aperçoit que, malgré les défaillances musicales d’un Sid Vicious – un peu pantin et surement dindon de la farce (s’il y en a eu une ?) – le groupe était une formation maîtrisant son propos, dotée d’un potentiel d’évocation hors du commun. Sur les scènes de la tournée US de janvier 1978, les yeux de Rotten sont des pistolets braqués vers le public. L’homme est à la fois un personnage de Dickens et un acteur shakespearien. Il incarne le drame qu’il décrit et chante. Cook et Jones tiennent le cadre sans fausse note. Lydon s’appuie sur eux. Vicious bondit à défaut de jouer. La machine est rodée, d’une absolue efficacité. Le concert du 14 janvier au Winterland de San Francisco, trop grande salle pour les Sex Pistols, reste à jamais un sommet d’intensité punk rock, un des plus forts moments de l’histoire du rock and roll. Notons cependant la phrase ultime de Lydon, accroupi devant la batterie. Le groupe absolument défait, autour de lui, vient de reprendre ‘’No Fun ‘’des Stooges. En soi, la chanson, qui est jouée en rappel de chacun des concerts du 6 au 14 janvier, en dit long. Avant de jeter son micro au sol dans un geste de lassitude extrême, le chanteur en chemise blanche, gilet et pantalon de cuir noir, les cheveux oranges en pétard, lâche au public «Ever get the feeling you’ve been cheated?»: avez-vous déjà eu l’impression d’avoir été trompé? De qui parle-t-il? A qui s’adresse-t-il? A lui-même ou aux hippies qui n’en croient pas leurs oreilles, adeptes chevelus du Jefferson Airplane et du Grateful Dead? Le surlendemain, il quittera le groupe et chacun prendra une route différente. Cook et Jones rejoindront un célèbre gangster anglais exilé à Rio de Janeiro; Vicious accroché à l’héroïne dealée par Nancy Spungen survivra encore un peu de temps (très peu) au Chelsea Hotel. Fin de l’histoire factuelle. Lydon crée PIL (Public Image Limited) et renouvelle une seconde fois la musique de la fin des années 1970…
Si certains artistes ouvrent des voies nouvelles, s’ils sont d’avant-garde, la plupart du temps le système les récupère. Par sécurité pour lui-même. Ce qui était inattendu ou subversif et posait question ne devient alors rien d’autre qu’un élément inoffensif d’une culture à nouveau nivelée, sans danger. L’ordre et la stabilité sont rétablis. L’art et l’intention disparaissent au profit de la distraction. Dernier jubilé ? Je n’allumerai pas la télé. Les séries m’endorment.
Peintre et guitariste, adepte de Telecaster Custom et d’amplis Fender. Né en 1962 – avant l’invention du monde virtuel – pense que la critique musicale peut-être un genre littéraire, objet idéal pour un débat en fauteuil club millésimé.