Le week-end dernier, les Victoires de la Musique célébraient leur quarantième anniversaire.
… Pas forcément envie de revenir sur un palmarès qui n’éveille plus chez moi qu’une attraction auditive très occasionnelle… Suis trop jeune pour jouer le vieux réac’ (encore que…) mais plus assez jeune pour m’y retrouver, à quelques talentueuses exceptions près.
En me remémorant ces quarante années de cérémonie, je crois que j’ai régulièrement eu le sentiment du décalage de ce palmarès annuel qui ne savait se situer entre variété populaire et musique élitiste. Un éloignement systématique de la scène alternative régulièrement illustré par le choix des présentateurs de la soirée, plus ou moins éloignés de la sphère musicale, Nagui faisant exception… Et si l’on ajoute que de nombreux artistes de feu l’excellent Prix Constantin n’ont même jamais été nommés… Voilà, voilà. Mais je pardonne volontiers à la culture du mainstream, parce que ces Victoires ont aussi célébré de beaux artistes tout au long de ces quatre décades. Bashung en tout premier chef, mais pas toujours là où le champion du contre-pied artistique avait placé le plus d’audace.
Six ans après sa dernière Victoire de la Musique pour son album posthume En Amont, Bashung est toujours co-leader en tête des artistes les plus récompensés avec 13 Victoires.
De quoi garder vive la mémoire des héritiers des années 80 à 2000 et aussi le faire rentrer dans la tête des plus jeunes -souvent plus pour son courage face à la maladie que par la connaissance de sa musique. L’évocation de sa dernière apparition en 2009, très affaibli mais tellement solaire à quelques jours de sa disparition, reste chargée d’émotion. Un grand moment d’humanité à découvrir / redécouvrir.
Un jour ou l’autre, Bashung sera dépassé au nombre de Victoires par M-, Orelsan ou un autre et ce sera bien logique. Ainsi va l’histoire pour les artistes partis trop tôt. En 2002, Bashung et Jean Fauque écrivirent : « Le temps écrit sa musique sur des porté(e)s disparu(e)s » (chanson « L’irréel »). Parfaitement illustré par ces 13 Victoires, où subsiste encore son écho !
La plus improbable restera la première, celle de 1986 pour Passé Le Rio Grande, album rock de l’année pour un disque que Bashung lui-même jugera comme un ratage dans sa discographie.
- 1983 : Play Blessures, trop en avance sur son temps… et sur les Victoires !
Si Jack Lang avait créé les Victoires dès son arrivée au Ministère de la Culture, l’OVNI Play Blessures -devenu culte aujourd’hui- aurait sans doute été récompensé en 1983, plébiscité qu’il était par la critique et les professionnels. Mais boudé à l’époque par le grand public, nul doute que son élection aurait suscité les mêmes critiques que certaines nominations d’aujourd’hui !! Play Blessures, coup de griffe magistral et salvateur, créé en symbiose avec son groupe de l’époque KGDD (Manfred Kovacic aux claviers et sax, Olivier Guindon à la guitare, Franz Delage à la basse et Philippe Draï à la batterie et aux percussions), une pièce maîtresse qui allait ouvrir un nouveau champ des possibles au rock français. Interrogé par Jean-Louis Foulquier dans son émission de radio Pollen près de deux ans après la sortie de l’album, Maître Gainsbourg, qui avait co-signé l’écriture des textes, lui tint à peu près ce langage : « on a fait un album qui est superbe… C’est un album grandiose… la barre a été montée tellement haute que ce disque va continuer à marquer le rock français pour longtemps ! ». Affirmatif !! Quant à Bashung, 25 ans plus tard, il se déclarait toujours très fier de cet album auquel il n’aura finalement manqué que la Victoire…
- 1986 : « Passé Le Rio Grande », …ce n’est qu’un arrosoir (dit la chanson)
Et finalement, c’est donc de Passé le Rio Grande que viendra la première Victoire de la Musique de Bashung en 1986. Anachronie tendance martienne.
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Photo © Michel Gagne (Victoires 1986)
- 1989 : « Novice », no price // 1992 : « Osez Joséphine », la Victoire des chevaux du plaisir // 1995 : « Chatterton » recalé // 1999 et 2005 : « Fantaisie Militaire » puissance 2 // 2003: « L’imprudence » ignorée
Car oui, Bashung a beau être co-leader, les Victoires ont toujours veillé à célébrer ses périodes de chant clair, optimiste et populaire et ont boudé ses périodes plus complexes ou obscures. Elles sont ainsi passées à côté des pépites sombres du Bashung underground : ignoré le superbe « Novice » malaxé en 1989 avec Colin Newman de Wire, l’expérimental « Chatterton » collé en 1995 (mais repêché en 2000 pour la BOF « Ma petite entreprise »), balayé le chef d’œuvre « L’imprudence » (trois nominations en 2003 et puis s’en va), au bénéfice d’autres créations, parenthèses chantées enchantées : « Osez Joséphine », « Ma petite entreprise » (pour la BO du film) mais aussi le plus sinueux et faste « Fantaisie Militaire » (porté par le plébiscite de LA chanson des chansons, « La nuit je mens »), à nouveau récompensé en 2005 comme meilleur album des 20 dernières années.
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Photo © Bertrand Rindoff-Petroff (Victoires 1993)
Aucune récompense non plus pour le souffle des grands espaces vantés lors de la somptueuse tournée 2003-2004, avec ce groupe fantastique (Yan Péchin et Geoffrey Burton aux guitares, Brad Scott à la basse, Arnaud Dieterlen à la batterie, Ad Cominotto aux claviers, Jean-François Assy au violoncelle et Nicolas Stevens au violon). Voilà une tournée -immortalisée par des images somptueuses sur DVD- dont la scénographie inventive en plan incliné sur fond d’images projetées aurait largement mérité d’être récompensée par les Victoires !
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Photo Villard © (Victoires 2005)
- 2009 « Bleu Pétrole » : les Victoires de l’adieu au roi
Alain rêvait de donner une suite à « L’Imprudence », Everest de poésie noire ouvragé avec son parolier et ami Jean Fauque. D’abord orienté vers la création des musiques, Alain enregistrera une bonne trentaine de maquettes en lavabo mises en musique avec son vieux complice Richard Mortier, guitariste et arrangeur de talent. Des pépites remisées dans leur boîte faute de disponibilité de Jean Fauque pour travailler avec lui sur les textes… ou dans l’attente de sortir un album de lavabos, cette langue du rock que Bashung fait sonner comme personne… Qui sait, un jour peut-être ces titres auront l’audience qu’ils méritent !
A défaut « d’Imprudence 2 », Bashung va partir sur un autre projet avec des auteurs-compositeurs choisis, un casting largement réalisé parmi les invités de ses Cartes blanches à la Cité de la Musique en 2005 puis à la Salle Pleyel en 2007 (Arman Méliès, Marcel Kanche, Dominique A, Miossec, Raphaël, M. Ward…).
Ce projet ne se concrétisera pas non plus. Sans doute trop directement évocatrices d’un passage du côté des forces de l’esprit, les chansons furent mises de côté par Alain ; elles se retrouveront fin 2018 sur l’album En Amont ; difficile de chanter de son vivant « Immortels » de Dominique A quand on se sait malade, un tel texte trop clair lui aurait sans doute paru cynique.
Pour son album Bleu Pétrole , Bashung, qui a découvert Ray Lamontagne, aspire plutôt à retrouver le chant de l’Amérique, sur la trace des American Recordings de Johnny Cash.
Et pour que Bleu Pétrole porte quand même sa part de mystère, Alain y placera la longue et superbe plainte nébuleuse « Comme un lego » écrite par Gérard Manset, au chant récité, psalmodié :
« Voyez-vous tous ces humains ? Danser ensemble à se donner la main /S’embrasser dans le noir à cheveux blonds/À ne pas voir demain comme ils seront/Car si la Terre est ronde/Et qu’ils s’agrippent/Au-delà c’est le vide /Assis devant le restant d’une portion de frites/Noir sidéral et quelques plats d’amibes »
Ce titre allait ouvrir de façon ténébreuse et dramatique tous les concerts du Bleu Pétrole Tour, tour de force tout à l’énergie en pleine chimio. En février 2009, les Victoires de la Musique allaient saluer la dernière prestation scénique d’un Bashung affaibli qui allait partir quelques jours plus tard. « Un jour je parlerai moins, jusqu’au jour où je ne parlerai plus ».
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Photo © Stéphane Cardinale (Victoires 2009)
- 2019 : « En amont », la Victoire des mémoires d’outre-tombe
Il y a toujours de grands débats sur les albums posthumes et l’exploitation des mémoires mortes… Mais ici le plaisir et l’émotion ont vite pris le pas sur la réserve. Car cet album posthume sorti fin 2018 résonne bel et bien comme conçu par Bashung lui-même.
Je connais simplement Bashung à travers ceux qui l’ont côtoyé de près, paroliers, musiciens, techniciens, compagnons de route toutes les époques. Je suis sûr qu’il aurait apprécié à sa juste valeur la Victoire de 2019 pour cet album noir et poignant réunissant ces chansons mises de côté au moment de l’enregistrement de Bleu Pétrole .
Bashung avait confié cette matière brute à son épouse Chloé Mons pour qu’elle finalise l’album de sa résistance à la nuit. Chloé Mons -porteuse de l’héritage mémoriel de ces bandes- et Edith Fambuena, déjà à l’œuvre sur Fantaisie Militaire, ont appliqué à ces chansons un traitement très respectueux, avec des arrangements de grande sobriété.
Nul album de Bashung n’aura été plus crépusculaire et lumineux à la fois que En Amont , recueil de chansons d’un homme « assis sur le rebord du monde pour voir ce que les hommes en ont fait » comme le chantait Cabrel… et Bashung déjà dans « Comme un lego ».
Mais revenons-en à cette Victoire de 2019 pour l’album En amont , dont le titre « Immortel » de Dominique A constitue l’ouverture magistrale. Référence avouée au film fétiche d’Alain « L’Aventure de Madame Muir » de Joseph L. Mankiewicz. L’amour pour seul voyage d’une vie. « Magnifique, déchirant, bouleversant » dit la critique, « terrible, cruel, captivant » avait déjà répondu Alain.
Dans les titres de ce dernier album primé, évidemment, je ne peux qu’aimer la parenthèse rockab’ sur la chanson de Joseph d’Anvers « Ma peau va te plaire », clin d’œil très réussi aux riffs distordus et accidentés de Cliff Gallup qui avaient cueilli Bashung dans ses jeunes années.
Mais je retiens surtout les perles d’émotion qui s’écoulent comme autant de larmes de beauté, avec toute l’émotion de retrouver la voix d’Alain. Il s’était entouré d’excellents auteurs, comme à son habitude, … qui lui ont écrit du Bashung. Des noms déjà connus pour leur proximité avec Alain (Arman Méliès avec « Les Arcanes » et Raphaël avec l’entêtante et arabisante « Les Salines ») et d’autres comme Mickael Furnon, Doriand ou Xavier Plumas qui signent parmi les chansons les plus poignantes de l’album et m’ont donné ensuite envie d’en découvrir plus sur leur œuvre. Noirceur et profondeur de textes somptueux, avec des mots de l’au-delà qui vous collent le frisson, habités par la voix d’Alain révélant des fragilités avec lesquelles il aimait jouer. Manquent à l’appel la chanson « En amont » de Joseph d’Anvers qui a donné son titre à l’album et les divers essais réalisés sur des textes de Miossec ou de Marcel Kanche. Jugés sans doute pas assez aboutis, à retrouver peut-être sur une prochaine édition ?
Morceaux choisis :
- « La mariée des roseaux » de Doriand, une ballade pleine de spleen avec une voix qui casse en montant « prêter serment aux ailes du vent ». Beau à tomber !
- « Montevideo » de Mikael Furnon (Mickey 3D), époustouflante ascension avec les cerfs-volants dans le ciel de Montevideo pour dériver jusqu’à Rio !
- « Un beau déluge » de Xavier Plumas (Tue-Loup). Superbe tableau crépusculaire à la Turner « Qu’avons nous vu, Qu’est-ce qu’on a pris ? Et je me berce du fracas de la prairie »
- « Nos âmes à l’abri » de Doriand pour boucler ce testament avec une question lancinante « Que demander au seigneur ? … Ad vitam aeternam » et « Que nos pas dans la neige nous redonnent la grâce »
A la découverte des chansons d’En Amont, j’avoue avoir été submergé d’émotion… Assurément, les Victoires de la Musique ne pouvaient pas passer à côté de cet album 100% voulu par Bashung dans lequel je n’ai eu aucun mal à retrouver celui qui, pendant 30 ans, a challengé ma curiosité auditive, m’a constamment surpris, dérouté, réorienté et ouvert à d’autres artistes.
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Photo © Coadic Guirec (Victoires 2019)
Avec tout l’amour porté à Bashung, superbement résumé par Chloé Mons, accompagnée par Yan Péchin, sur la scène du Grand Rex en octobre 2019.
Des fêtes ou Victoires, la mémoire du temps de Bashung :
- 1986 – Album rock de l’année pour « Passé le Rio Grande »
- 1993 – Artiste interprète masculin
- 1993 – Vidéo-clip de l’année avec « Osez Joséphine » (réalisé par Jean-Baptiste Mondino)
- 1999 – Artiste interprète masculin
- 1999 – Album de variété, pop, rock de l’année avec « Fantaisie militaire »
- 1999 – Vidéo-clip de l’année avec « La nuit je mens » (réalisé par Jacques Audiard)
- 2000 – Album de musique originale de cinéma ou de télévision de l’année pour la BO du film « Ma petite entreprise » de Pierre Jolivet
- 2005 – Album de ces 20 dernières années avec « Fantaisie militaire » (Victoire des Victoires)
- 2009 – Artiste interprète masculin
- 2009 – Album de variété, pop, rock de l’année avec « Bleu pétrole »
- 2009 – Spectacle musical, tournée ou concert de l’année avec « Bleu Pétrole Tour »
- 2010 – DVD Musical de l’année pour le film réalisé par Fabien Raymond à l’occasion du concert enregistré en juin 2008 à l’Olympia
- 2019 – Album de chansons de l’année pour « En amont »
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J’ai grandi à l’aire des dauphines, jeune scélérat sans roi. Adolescent, une voix à la radio m’a soufflé « Je fume pour oublier… » et a éveillé ma curiosité musicale jusqu’à l’envie. Balayés le disco et ses paillettes, le noir était de mise et resterait ma livrée. Toujours pas dynamité d’aqueduc, à peine dressé quelques loulous… J’aime la musique qui ose et les voix qui en imposent. Et que ne durent…