Car je sais ce que tu es, tu es la « briseuse de cœurs »… Ce que vous venez de lire est la traduction du refrain de « Gigolo Aunt », drôle de chanson pop/rock d’un Syd Barrett en solo, plus très loin de lacher prise avec la machine du show business dont il ne voulait pas, mais qui conservait en 1969/1970 toutes les fulgurances d’une écriture pop à jamais unique. Analyse et synthèse.
Grooving around in a trench coat
S’éclatant en trench coat
With the satin entrail
Avec une doublure en satin
Seems to be all around in tin and lead pail, we pale
On la dirait entourée de fer et d’un seau en plomb, on pâlit
Jiving on down to the beach
Descendant en dansant vers la plage
To see the blue and the gray
Pour voir le bleu et le gris
Seems to be all and it’s rosy-it’s a beautiful day !
Couvre tout on dirait et c’est rosé – quelle belle journée !
Will you please keep on the track
Veux-tu bien rester sur la piste
’cause I almost want you back
Car j’ai presque envie que tu reviennes
’cause I know what you are
Car je sais ce que tu es
You are a gigolo aunt, you’re a gigolo aunt !
Tu es une tante gigolo, t’es une « briseuse de coeur « !
Yes I know what you are
Car je sais ce que tu es
You are a gigolo aunt, you’re a gigolo aunt !
Tu es une tante gigolo, t’es une tante gigolo !
(« Gigolo Aunt » – couplet 1 et refrain)
Les chansons de Syd Barrett, avec le Pink Floyd puis en solo, n’ont rien de banal. C’est un fait. Vous avez lu ce premier couplet et le refrain de « Gigolo Aunt » ? Qu’en pensez vous ? Étonnant, non? Les œuvres de Barrett dérangent ou fascinent mais ne laissent jamais indifférent. Toutes, de 1966 à 1969, sont tarabiscotées, obliques, ne joignant jamais directement leur objet. Touchent – elles un but? Rien n’est moins sûr.
Elles ont été inquiétantes, hors sol, comme l’incroyable « Astronomy Domine », en ouverture du premier Pink Floyd, longue pièce de rock psychédélique se terminant par ces mots glacés qui peuvent évoquer une image de l’Inconscient: « The icy waters underground« … Dans quel trip interstellaire puis souterrain, sommes nous embarqués en écoutant Syd Barrett ? Que nous raconte donc ce garçon de Cambridge, qui agite les bras dans l’air tout en jouant des slides de guitare Fender et des riffs de blues mis à la sauce psychédélique ? On plane avant le crash.
Les chansons de ce Rimbaud pop ont pu aussi être tristes et plaintives, voire sinistres. A l’instar de « Dark Globe », sur la corde raide, traduction en 1969 du désarroi lucide d’un jeune homme arrivé hagard à la fin d’une trop courte fête , mal engagée, mal finie. Garçon de 23 ou 24 ans à peine, qui comprenait – c’est une évidence – que quelque chose s’était brisé. Trop vite. Mais quoi ? Quelque chose en soi. Un charme invisible dont la rupture crérait une douleur qui durerait une vie.
Pourtant Barrett n’est pas que cela. Loin de là. Il y a chez lui ce qui s’appelle le second degré, qui est l’art si britannique du pince sans rire. Ainsi les chansons de Syd Barrett ne sont- elles pas dénuées d’humour. Sur The Piper at The Gates of Dawn, « Bike » est désopilante. Autant par ce que raconte le texte – l’histoire d’une bicyclette avec un panier, un klaxon..etc ..que l’on prêterait volontiers si seulement elle était à nous -, que par son orchestration cocasse avec fanfare, cornets et appeaux de toutes sortes. « Effervescing Elephant » sur Barrett (1970), second et dernier album solo , est de même une courte chanson pleine d’humour. C’est « la jungle en folie » qu’on écoute et un tigre menteur finit par y dévorer un éléphant bien plus gros que lui. Je ne connais pas d’autres exemples d’un style équivalent dans la seconde moitié des années 1960, ou bien plus tard. Barrett fût unique.
« Gigolo Aunt » ( cf extrait texte ci-dessus) est un autre morceau de choix de ce registre plein d’esprit et de malice, et qui mérite qu’on s’y penche. Ecrite au second degré – volontairement ou non est une autre question – la chanson oscille entre tempo entraînant et exercice casse- gueule . Bien que ce titre soit joué plus durement que les deux exemples cités, « Gigolo aunt » ( à ne pas forcément traduire littéralement par « tante gigolo » mais qui peut correspondre à « briseur -se de cœurs », expression anglaise désignant toute personne séductrice par plaisir personnel), est à la fois ambiguë et farfelue. Ici, nous sommes très loin du sérieux de Roger Waters – ou de ses points de vue sociétaux ou politiques- qui feront l’essentiel des textes du Floyd après qu’il remplaça Barrett comme principal auteur du Pink Floyd. Les phrases de Syd, elles, sont ici colorées ( blue, grey,rosy) ou perdent brusquement leur couleur ( pale). Les mots carillonnent et dansent ( grooving around, jiving on down), le nombre de pieds et syllabes restant irrégulier, donnant une impression d’équilibre précaire aux couplets. L’ironie et l’humour sont là ( it’s a beautiful day!) dans une histoire de virée sur la plage ou de danse interrompue sur un dance-floor ( the track) ou une piste sur laquelle on aimerait bien rester. Tout est par ailleurs improbable, incertain ou exacerbé. Je note ainsi ce « superlative day », adjectif qualificatif et nom repris deux fois dans un troisième couplet totalement brinqueballant où tout se mêle cahin-cahan…
« Grooving on down in a knapsack superlative day
Some wish she move and just as she can move jiving away
She made the scene should have been superlative day
Every thing’s all and it’s rosy, it’s a beautiful day! »
Il y a une poésie toute surréaliste dans ce texte qui peut paraître halluciné – qui l’est sans doute – sinon effrayant. Mais Barrett se rattrape , quand il tente de garder sa danseuse sur la piste où le bon chemin ( allez savoir?), ceci avant chaque refrain.
En ce qui concerne cette séquence précise, c’est là que l’humour, ici incisif, revient pour sauver un ensemble mal engagé. Le chanteur tente de dédramatiser la situation. Il sait à qui il a affaire, lui semble t-il. Il le dit: « you are a gigolo aunt » . Le choix de l’expression est en soi amusante, moqueuse. Elle est, d’autre part, pertinente phonétiquement. Les sonorités des syllabes du mot « gigolo » activent les couleurs des voyelles. Barrett sait manier le vocabulaire de la langue anglaise en même temps qu’il la fait sonner. Idem pour la musique. Sa guitare traduit les émotions plus que tout autre chose. Barrett se moquait sans doute de la technique conventionnelle. L’inventité était première chez lui. Ne jouait- il pas comme un peintre peint ? Il n’est pas David Gilmour, l’ami fidèle soutien qui permet la réalisation des deux albums solo – non sans mal. Le camarade d’adolescence, remplaçant dans l’aventure Pink Floyd qui veillera toujours au versement des royalties sur le compte de l’ex Pink Floyd. Mais la réciproque est vraie: Gilmour n’est pas Barrett. Que vaut il mieux ? Je connais des tas de guitaristes qui ont copié Gilmour avec succès. Je ne connais pas de songwriter qui ait copié Barrett avec succès…
photo Syd Barrett par Mick Rock
Peintre et guitariste, adepte de Telecaster Custom et d’amplis Fender. Né en 1962 – avant l’invention du monde virtuel – pense que la critique musicale peut-être un genre littéraire, objet idéal pour un débat en fauteuil club millésimé.