Espace social et pratiques musicales
La musique s’écoute, la musique se joue. Les lieux de passation, d’échange, de création restent essentiels quels que soient les genres musicaux et les formes prises pour ces temps de rencontre . Depuis quelques années la multiplication de structures dédiées aux apprentissages est actée, soit autant de signes d’une appétence pour les activités culturelles liées au domaine musical ( il faut néanmoins y regarder de plus près …) .
« Les pratiques musicales trouvent leur source dans des cadres relationnels et institutionnels. Qu’ils soient formels ou informels, que la transformation des individus y soit explicitement visée ou non, ces cadres de socialisation se définissent par la présence d’acteurs ou d’agents qui transmettent, initient, prescrivent » peut on lire dans Transposition, musique et sciences sociales « Les socialisations musicales », étude collective menée en 2023. On ne saurait, en effet, imaginer l’absence d’interactions humaines en matière d’expression artistique. Toutes les formes expressives naissent de ce qui est connu en amont, développé par la pratique puis selon des spécificités et des singularités. Mais quel est ou quels sont aujourd’hui le ou les visages des activités musicales ? Où et comment se font les interactions ?
Sociologiquement, la situation n’a guère changé depuis que Michel Bozon, anthropologue connu pour ses recherches sur la construction de la sociabilité, réalisa une étude sur Villefranche sur Saône, au milieu des années 1980, choisissant de mettre en avant l’exemple des pratiques musicales. « (…) la musique constitue un phénomène de sociabilité. Ainsi dans une petite ville ouvrière, les pratiques musicales apparaissent comme un lieu privilégié de mise en scène des différences entre groupes sociaux. L’analyse du champ de la musique à Villefranche-sur-Saône illustre le fonctionnement d’un champ local: les caractéristiques socio-géographico-culturelles d’une petite ville rapprochent des activités et des groupes que tout, dans la société globale, tend à séparer » ( Pratiques musicales et classes sociales. Ethnologie française PUF 1984).
Aujourd’hui la musique rassemble toujours à de nombreux moments, la Confédération Musicale de France (1896) compte de très nombreuses structures adhérentes ( 2500 orchestres, 1300 écoles de musique, 100 orchestres symphoniques etc…) montrant leur vivacité. La Fédération Internationale des Musiciens encourage et soutient depuis la fin des années 1940 les projets professionnels. Mais on observe aussi d’importantes disparités entre catégories sociales… En gros, les plus précaires écoutent plutôt des variétés largement diffusées par les médias, quand celles plus aisées et d’un niveau d’étude plus souvent supérieur, se tournent vers les genres complexes et sophistiqués. J’ajoute que ces variations sont clairement fonction, en 2024, des territoires et de leurs caractéristiques.
Depuis quelques années, l’accès aux domaines culturels s’est élargi grâce au numérique essentiellement pour les tranches d’âges les plus jeunes. La participation à des concerts pop ou rock rassemble désormais les plus de quarante ans. Ces observations, a priori positives, sont contrebalancées par un constat plus négatif: les pratiques instrumentales proprement dites ont sensiblement chuté… Quand bien même la crise COVID fit- elle acheter des instruments à des citadins contraints de rester chez eux ( notable augmentation des ventes en ligne chez plusieurs distributeurs lors des périodes de confinement). Les principales raisons de la chute des pratiques se trouvent dans la moindre participation des milieux modestes (ce qui n’était pas le cas à la fin du XXeme siècle) et le nombre plus faible de musiciens vivant aujourd’hui dans des zones rurales. Soit deux dommages collatéraux de la précarisation d’une part des travailleurs et de la destruction de la ruralité.
Les créations d’écoles de musique, de tiers lieux, de petites salles de spectacles ne font donc pas tout. Elles doivent être accompagnées d’une précision: il y a appropriation de la plus grande part des activités culturelles par les catégories moyennes ou aisées, majoritairement citadines et un affaiblissement des pratiques dans les milieux populaires. Avec pour corollaire une moindre présence des folklores musicaux de longue tradition qui en étaient des vecteurs. A l’heure d’internet ira-t-on vers des déserts musicaux ? Ceci serait contraire au « pas de zone culturelle blanche » annoncé par politiques éducatives et déclarations ministérielles.
La vie musicale suppose un commerce
Quoi qu’il en soit, l’activité et la vie musicale supposent évidemment un commerce actif. Quelles formes a t-il pris? Après luthiers et fabriquants spécialisés, les premiers magasins sont apparus au milieu de XVIII ème siècle aux Etats Unis. En même temps qu’étaient donnés les premiers concerts publics ( Philadelphie, 1757), se sont créées les premières écoles. La population s’est enthousiasmée pour certaines formes de chants et c’est dans ces mêmes tout premiers magasins que s’achetaient les partitions qu’on rapportait chez soi. En France il faut attendre un siècle de plus pour que s’ouvre Delmas Musique, en 1840, à Perpignan, plus ancien magasin en date sur le territoire hexagonal. Les magasins généralistes vont se développer. Ils ont eu une apogée. Force est pourtant de constater un déclin amorcé depuis une dizaine d’années.
Pour mieux comprendre l’importance et la place du rôle des commerçants, Dark Globe s’est entretenu avec Marc’Antone Mucchielli, musicien ajaccien qui tenta, avec un ami luthier, l’aventure d’un magasin indépendant dans la préfecture de Corse du sud: Rialzu Music.
Que peux-tu nous dire de ton expérience de commerçant ?
Marcantone Muchielli : Nous étions deux associés. Seul, la création du magasin aurait été non envisageable. C’est très difficile de lancer quelque chose, parce que nous n’avons pas la possibilité d’avoir une relation étroite entre amateurs éclairés ou semi professionnels et une boutique. Ce qui aurait permis de durer. Les fournisseurs exigent qu’un revendeur assure un certain chiffre de vente annuel. Je prends Roland, qui demande 15000€ par an. Ou Fender qui monte jusqu’à 45 ou 50000€… C’est intouchable en Corse. De fait le magasin n’a tenu qu’un an.
Musica Vostra à Corte ( Micro région du centre Corse ndlr), était à la fois magasin d’instruments, de disques, avec studio et école de musique. Actif depuis vingt-deux ans il doit fermer. J’ai lu qu’Eric Albertini son gérant, pourtant acteur culturel de la région, confiait à Corse Matin ses difficultés pour trouver un repreneur…Que penses tu de cette situation qui ressemble à la tienne?
En réalité, la demande est faible. La première difficulté est là. Les achats sont au petit bonheur la chance. Ce sont en général des entrées de gamme qui sont demandées. A présent une enseigne pluriculturelle qui vend des instruments, s’est installée dans la zone active d’Ajaccio. Les gens qui sont débutants ou indécis, achètent là-bas. Mais ces instruments sont des jouets ! Le plus haut de gamme de leur chaîne est Epiphone. De notre côté nous pouvions proposer des modèles Cort, par exemple, dans le même créneau. De l’entrée de gamme, bien sûr, mais avec une certaine qualité. Pour les accessoires des cordes Savarez, mais les gens n’en achètent pas toutes les semaines… C’est extrêmement compliqué pour fournir un matériel plus pro. Ceux qui en veulent ne le trouvent pas chez nous. Blanc Musique, (le plus ancien magasin d’Ajaccio ndlr) vend des produits un peu plus nichés. Notamment pour les guitares acoustiques ou électro acoustiques qui sont les plus jouées ici.
Puisque tu parles d’acoustique, quelle est la place restante des pratiques familiales et des instruments anciens qu’on possède encore ?
S’il est difficile de faire tourner une boutique – à moins qu’elle soit installée depuis longtemps ou corresponde à une niche très précise – les luthiers s’en sortent assez bien. Par exemple Matthieu Graziani, luthier à Ile Rousse, ou ceux installés sur le balcon de Balagne. Il y a souvent des instruments anciens, familiaux qui sont réparés. Des guitares acoustiques sont fabriquées en Corse.
La pratique musicale est évidemment proportionnelle au nombre d’habitants. Pourtant il me semble qu’il y a un nombre non négligeable de groupes qui émergent ou se maintiennent pour ne parler que du rock ?
Le style rock est présent. A Ajaccio il y a Madlen Keys (dont est originaire la chanteuse/guitariste et qui sont maintenant à Paris), Vanguardia, Shangri-La, Contraversu, Arozza, We See Hawks, Casablanca Drivers, Erin (des anciens qui chantent du rock en langue corse). Oscuru dans lequel je joue, Pazenta Paradise dans le style garage en langue corse aussi, Silence of Abyss plus anciens. Pour la région de Bastia, Alconaut, Playout, Le Grand Bleu, Snail, Eppo, Sh404. Quelques noms jetés comme ça, de mémoire, que je sais en activité. Tous sont de la famille rock avec des variantes.
photo Marc Antone sur scène avec Oscuru
Globalement, où se fournissent ils ? S’il n’y a plus vraiment de magasins en mesure de répondre à des attentes exigeantes?
A Bastia il y a 2B Music, à Porto Vecchio RockStation… Il y Arte Musica à Sartène. Les musiciens les plus professionnels, savent ce qu’ils veulent. Une guitare et pas une autre. Il est donc clair que des instruments plus haut de gamme ne sont pas tous achetés ici…
Ce qui est le cas dans d’autres villes provinciales, où qu’on se trouve. On assiste peu à peu à une disparition des achats en proximité. Comment s’adapter ?
Pour les instruments acoustiques, folk, on peut trouver des très bonnes guitares chez Blanc Musique. Pour le reste le marché est plus réduit. Un magasin qui s’adapte correspond toujours à une niche, selon moi…
A Nîmes nous avons Broc Music, uniquement spécialisé dans les guitares qui est devenu une grande surface commerciale. C’est le type même du spécialiste qui a tiré son épingle du jeu.
Je connais. Mais je le redis, c’est une question de « marge » réduite pour le revendeur, à cause du prix des fournisseurs. Donc à moins d’être une très grande surface, ou soutenu par un groupe financier, on peut difficilement s’en sortir. La TVA pourrait baisser sur les instruments…
Du coup, où se retrouvent les musiciens dans une ville moyenne? Je ne dis pas que les magasins sont ou étaient des points de ralliements uniques mais ils font partie d’un ensemble.
Sur et autour des scènes locales. Dans les studios d’enregistrement pour quelques-uns, comme chez Ricordu à Porticcio. En ce qui concerne les scènes, il y a deux aspects. Le seul côté artistique ne suffit pas. Les musiciens locaux cachetonnent également dans l’animation en période estivale. Ceci pour avoir nos heures…Là, il y a de la demande. Des formes nouvelles se sont développées, qui ne sont pas centrées sur les polyphonies.
C’est vrai sur tout le territoire, plus ou moins saisonnièrement pour les régions qui sont touristiques. C’est évidemment un soutien économique, mais ce moyen ne résout pas la question des espaces de rencontres et d’échanges liés à la création…dont celui des magasins. Que faut-il inventer pour qu’ils vivent ?
Les magasins…? Alors on va dire qu’ici c’est chez DD qu’on se retrouve ! ( Le magasin de disques d’André Paldacci, rue Fesch à Ajaccio .ndlr). Vibrations reste un point de rencontre. Avec quelques fois des show cases. Pour les commerces d’instruments, je ne sais pas ce qui doit être inventé de plus ? Les sites d’achat en ligne. Mais on ne tient pas la concurrence du grand e-commerce
D’un autre côté, pour revenir à ceux qui pratiquent en région, trouve t-on des moyens de faire parler de soi quand on est passionné de musique rock ?
La radio permet de faire parler de soi. Les plateformes aident. Les scènes locales.
Mais il y a tellement de monde là-dessus… Il faut racoler les bons algorithmes ? Un genre s’en sort -il mieux d’après toi ?
La scène électro est active et les musiciens s’exportent. Il y a des formations de haut niveau : Balla Boum, Nepita, Sh 404 et Elpa. Le genre est actif dans l’île, avec Calvi on The Rocks, Soluna à St Florent, Era Ora à Ajaccio.
Il y a BerthE à Bastia, nous les avions interviewés. Je reviens au commerce: serait-ce plus simple de s’équiper en ordinateurs et micro- claviers plutôt qu’en guitares, pédal boards et batteries ?
L’équipement ne suit pas les mêmes relais. Ce n’est pas la même histoire.
Tu as raison. Les musiques électroniques se sont très développées sur la base de nouveaux matériels et de nouvelles technologies. On est loin de Kraftwerk et des DJ de Hip Hop comme Afrika Bambaataa… Si le travail est différent, les circuits aussi.
On peut se rencontrer en Corse, dans l’Electro et se produire sur des beaux plateaux. Pour le rock en revanche, cet accueil n’existe pas vraiment. Les possibilités sont plus réduites. Il y en a, mais les grosses scènes estivales qui attirent des têtes d’affiches (Patrimonio, St Florent, Erbalunga) ne prennent pas des artistes régionaux… Tu vas voir un concert, mais tu remplis une voiture, pas une salle…
La proximité est-elle d’ores et déjà condamnée à disparaître ?
Les revendeurs d’instruments de musique sont des passionnés qui savent conseiller leur clientèle. Par ces compétences ils peuvent arriver à fédérer autour d’eux. Mais les temps sont plus difficiles, nous venons de le voir. Certains ont cependant très bien réussi. Bonne gestion, communication, opportunités saisies et spécialisation semblent des recettes efficaces. Guitare Village au nord de Paris est de ceux-là. Le magasin a une chaine youtube, organise un festival dédié à la guitare, ce qui en fait un incontournable vers lequel converge une large clientèle. A Nîmes, Broc Music est du même type, spécialisé en guitares et basses. Le magasin a quadruplé sa surface depuis sa création par deux musiciens nîmois à la fin des années 1980. Ici les choix sont diversifiés et on vient depuis trois départements alentours. Auday Musique, dans la même ville, implanté depuis plusieurs générations, est davantage orienté vers claviers et instruments classiques. Il a ouvert une école de piano. C’est l’exemple type du magasin indépendant de proximité ayant résisté par son histoire et un patrimoine solide. Un magasin spécialisé dans les percussions et la sonorisation fonctionne lui aussi correctement.
A contrario, au nord du département, à Alès ( 50 000 habitants) il n’existe plus qu’un seul magasin depuis près de dix ans, contre quatre dans les années 1980. L’exemple caractérise le sort des villes moyennes et de nombreux départements. Les plus ruraux sont les moins bien lotis en PACA et Occitanie: un seul magasin dans les Alpes de Haute Provence, un seul en Lozère.
Les grandes villes, de leur côté, résistent variablement. A Marseille, deuxième ville de France il est vrai, les magasins sont encore nombreux la demande étant naturellement plus importante. Ainsi Scotto Musique est-il toujours présent rue de Rome, ouvert depuis les années 1960… 1001 guitares propose presque autant de guitares d’occasion que l’indique son nom… A Paris Paul Beuscher et Star’s Music (aussi à Lyon) parmi quelques adresses, tiennent la route en généralistes poids lourds. Une enseigne française comme Woodbrass (1999), très présente sur internet, a néanmoins pu connaître des difficultés (redressement judiciaire en 2020 et reprise par la société ALGAM qui a permis les investissements financiers nécessaires).
Ces exemples de réussite ou de maintien, ne cachent pas la tendance au déclin, sensible depuis dix ans. Elle touche particulièrement les indépendants des petites et moyennes agglomérations où la demande est de plus en plus réduite. Les commerçants qui s’y trouvent peuvent ils résister aux grands groupes et à l’achat sur internet ? Seule leur inventivité ou une implantation solide et ancienne leur permet de s’adapter. Ceci jusqu’à un certain point.
« Le chiffre qui circulait dans le métier était déjà impressionnant : plus de 200 points de vente ont disparu depuis 2014, remplacés en centre-ville par des enseignes d’habillement, de sport ou de restauration. Musikia, qui était le plus grand magasin de ce genre à Paris et l’un des principaux acteurs de ce secteur, sera le premier à baisser définitivement le rideau en 2016. » Le Monde,20/01/2016
Photo mise en avant Star’s Music, Lyon /Illustrations article: Atelier école de musique de Vaugneray (69)/ Guitare Village Festival 2024
Remerciements à Marc Antone Mucchielli pour ses réponses et à notre rédacteur André Paldacci pour d’utiles précisions.
Peintre et guitariste, adepte de Telecaster Custom et d’amplis Fender. Né en 1962 – avant l’invention du monde virtuel – pense que la critique musicale peut-être un genre littéraire, objet idéal pour un débat en fauteuil club millésimé.