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Insight

All Through the city : Doctor Feelgood et Wilko Johnson

Sous le niveau de la mer.

Canvey Island est un endroit étrange. Ville du sud Essex comptant moins de 40000 âmes, elle est aussi attachante au curieux qu’ennuyeuse pour qui ne goûterait point au pittoresque. Certains déclarent que ce bord de Tamise est une super idée pour amener ses enfants en vacances si vous les haïssez. C’est très exagéré.

A Canvey – qui est donc une île, reliée à la terre ferme par un pont court ou une route (plus longue) sur digue – les résidents sont plus ou moins bien protégés des marées capricieuses par un mur de béton qu’on nomme Sea Wall. Régulièrement, la mer passe par dessus et on se retrouve inondé. «  The great flood » de 1953 fût une de ces catastrophes qui ont marqué les esprits du cru, dont British Sea Power mit le souvenir en chanson. A part ce risque, vous avez pour distraction, en fond de paysage,  les terminaux pétroliers sis derrière les jetées sur pilotis où accostent les tankers. Les cuves rondes des réserves de brut sont dominées de cheminées qui crachent du feu, du côté de Hole Haven, colorant un horizon plat aux ciels gris ou bleu pâle les beaux jours.

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Ici c’est le Thames Delta. Qui tient un peu du Mississippi Delta – la chaleur et la luxuriance végétale en moins – parce que chérissant dans les hauts parleurs de ses pubs le goût d’une musique sur trois accords et 12 mesures. Two Tree Island, qu’on n’aurait su plus justement baptiser, complète le tableau. C’est une réserve pour la faune et la flore sauvage, terre basse qu’on aperçoit depuis le mur au nord est, après un bras d’eaux saumâtres, en contrebas de Leigh et Southend-on-Sea, grande station balnéaire plus attrayante, où se retrouvent les week-end les catégories londoniennes populaires.

Tout cela pour bien comprendre qu’autour de Canvey et de ses bungalows, reste quelque chose de sauvage et de farouche. Et que d’un pareil lieu, il ne peut rien sortir de mièvre si quelque chose doit sortir un jour. Ce qui est arrivé. Une fois.

A Canvey Island, en 1947, est né « under the sea level » selon ses propres mots, John Wilkinson, fils d’une famille d’employés du gaz. Il se fera connaître plus tard sous le nom de Wilko Johnson (c’est inscrit sur son passeport). Pendant les années soixante, il se fait copain avec de jeunes types réunis en jug bands pour jouer du skiffle au moyen d’instruments bricolés. Soit une sorte de musique folklorique entre jazz et blues, dont le  »Maggie Mae » des Beatles est l’évocation la plus célèbre. Ces formations hasardeuses traînaient vers les bars comme le Monico, autour du modeste Central Park et sur Eastern ou Western Esplanade, les soirs d’été, tout près du Labworth Restaurant planté à ras de l’eau depuis les années 30. Les autres gars s’appelaient Lee Brilleaux (le plus jeune de la bande), John Martin surnommé The Big Figure et John B Spark.

Working Class Heroes

Dans les seventies le rock progressif domine la musique et, autant le dire, il l’étouffe. Flanqué d’un avatar cocasse et trash, le Glam, – dont on ne sauvera volontiers en Angleterre que Marc Bolan et son T-Rex –, le rock and roll est une boursouflure. Globalement il y a deux pôles: d’un côté les groupes qui  engrangent des billets verts – Led Zep, les Stones, Pink Floyd –, de l’autre ceux qui compliquent leurs compositions jusqu’à s’y perdre – Yes , King Crimson. Entre, il n’y a pas grand chose. C’est dans ce vide qu’apparaissent en 1971 les Doctor Feelgood.

Pour le nom du groupe l’éloge d’un docteur peu regardant est piquée au blues man Willie Perryman (alias Piano Red), auteur d’un titre éponyme avec ses Doctor Feelgood & the interns. La chanson, aux paroles vantant l’usage de médications fortes, fut reprise par les anglais de Johnny Kidd and the Pirates (du coin eux aussi). Comme par hasard  Mick Green, guitariste des Pirates, était un des modèles de Johnson. Le premier pas (en travers de la scène) s’est fait ainsi.

Les quatre ex-joueurs de skiffle, se fichant de la mode musicale du moment, se mettent  à ré-explorer vieux blues, rock et rythm’n blues. En mélangeant les trois ils inventent ce que la working class anglaise attend: le pub rock. Anti-fashion les Feelgoods répondent à une nécessité. Celle d’un défoulement sans détour de jeunes anglais qui commencent à ressentir les effets d’une première crise économique. Le Summer of Love, le mouvement hippie, sont loin.

Le genre prend et les kids des régions industrielles accrochent. Les Ducks Deluxe, Eddie and the Hot Rodds, les Pirates (ou un peu plus tard The Stranglers) sont d’autres représentants d’une tendance qui cherche ses sources dans les années 50 et le début des sixties, néglige la pop sophistiquée et muscle son jeu. Londres, Islington et l’Essex (Canvey et Southend) comptent le plus de groupes. Doherty, The White Stripes, The Rapture, Carl Barat et ses Chacals en sont aujourd’hui les descendants.

The Wilko years :1974-1977

En trois albums essentiels plus un live d’anthologie, Stupidity, les Feelgoods sont devenus le plus célèbre des groupes locaux. Des formations comme The Clash, The Jam, The Stanglers, Ian Dury ou Graham Parker qui les suivirent de deux ou trois années, leur doivent énormément.13296293_10153456751725706_577315711_n

Le premier single, « Roxette », composé par Wilko Johnson auteur-compositeur essentiel et figure de guitariste unique, sort en 1974. Succès au Royaume Uni. Il est extrait de Down by the Jetty, enregistré entre juin et novembre 74, pour le label United Artists records. « She Does It Right » est un autre titre phare, avec son gimmick de guitare caractéristique.  »All Through The City » raconte une histoire très locale, mettant en scène les paysages de Canvey Island. Canvey et son Sea Wall qui sont mis à l’honneur sur la pochette noir et blanc, laquelle tranche avec l’époque par son style dépouillé. La photo d’illustration est prise près du Lobster Smarck, célèbre pub et auberge dont Dickens parle déjà dans son roman des bords de Tamise, Great Expectations. Le groupe est saisi au petit matin, de retour d’un concert londonien et les visages sont aussi peu glamour que possible. Blondie et d’autres artistes du CBGB new yorkais en furent des fans immédiats. La blonde chanteuse poursuivit le groupe en leur demandant comment ils avaient fait un truc pareil! Très simplement sans nul doute. Enregistré en stéréo, l’album, par choix, fut produit à minima – Johnson ayant refusé tout overdub – et donne l’impression d’un son mono. Les compositions de Wilko Johnson voisinent avec John Lee Hooker ‘ »Boom Boom Boom », Micky Jupp « Cheque Book », influentes citations. Mick Green (encore) est sollicité pour un titre. Quant à Lee Brilleaux (chant et harmonica), sa voix rocailleuse et brutale en fait un immense performeur au registre immédiatement reconnaissable.

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Le second album Malpractice paraît en octobre 1975. Il propose à nouveau compos et reprises du même registre. « Riot in Cell Block n°9 » de Lieber and Stoller est parmi les plus remarquables. Les titres originaux comptent deux hits: « Going Back Home » et « Back in the Night », sorti en single en juillet, qui atteint la première place des charts. L’ensemble de l’album est compact, énergique, sans compromis. Il traduit la puissance du groupe laquelle se dégage particulièrement sur scène.  L’album live Stupidity en témoigne.

Capturé en 1975 à Sheffield et au célèbre Kurshall de Southend, Stupidity, conclu par un mémorable « Johnny Be Good », est le live parfait. Tout groupe de rock se pensant digne de ce nom, se doit d’y jeter une oreille et même les deux. Sous sa pochette rouge, qui montre en gros plans les visages joints de Lee Brilleaux et de Wilko Johnson, se concentre une fusion de rythmes et de riffs magistraux, ponctués du pizzicato de Johnson, guitariste rythmique et soliste à la fois. Les drums de The Big Figure sont aussi précis qu’efficaces et la basse est de celles sur lesquelles on s’appuie sans crainte. A sa sortie en octobre 1976, il gardera la première place des charts anglais pendant neuf semaines. Plus qu’un juste écho de la réalité du groupe, il atteste, par son succès commercial, d’un changement des intérêts du public qui va bientôt appeler le punk à la rescousse. Il est , quoiqu’il en soit par ailleurs, une des marques de noblesse du rock anglais et probablement l’apogée du pub rock.

Moins d’un an plus tard, en Mai 77, sort le troisième album studio des Feelgoods. Il sera le dernier avec Wilko Johnson. Il s’ouvre avec deux de ses meilleurs titres. « Sneaking Suspicion », aux parties de slide guitar, qui lui donne son nom, puis « Paradise », chanté par Johnson, qui s’y fend d’un solo évoquant Mike Bloomfield sur Highway 61. Cinq des titres sont des reprises et en trente sept minutes tout est bouclé. Soit moins de quatre minutes par piste.

Contrairement aux deux premières pochettes celle de ce troisième enregistrement montre Lee Brilleaux seul. Dans une ambiance nocturne, le chanteur est mis en scène à l’entrée d’un night-club qu’on trouverait bien quelque part dans la zone de loisirs du front de mer de Canvey. On y distingue le logo du groupe – dessiné par Wilko – en enseigne lumineuse rouge et grimaçante. Le visage caricatural affiche un sourire inquiétant. Ce dernier adjectif colle au caractère choisi par le groupe pour son image depuis ses débuts. Il est adapté à ce Sneakin Suspicion plus torve et nerveux que ses prédécesseurs, ponctué de terrifiants hululements d’harmonica.

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A la fin des sessions studio, pour cause de divergences, Wilko se séparera des trois autres. Lee Brilleaux, au début de la décennie suivante, perdra le support des deux autres membres, arrivés au bout de l’aventure.

« On s’est séparés pour des questions de dope » ironise Johnson. « Je prenais du speed et les autres buvaient ».  Évidemment…

Wilko Johnson : l’anglais excentrique

En laissant les Feelgoods, Johnson quitte ce qui l’a rendu célèbre.

En 1978 il forme les Solid Senders puis rejoint Ian Dury and the Blockheads, avec qui il enregistre le mémorable Laughter en 1980. Nous sommes au tournant du punk et de la new wave. Un an plus tard, le pub rock, s’il ne disparaît pas, devient tout du moins un genre désuet. Les années qui suivront laissent les admirateurs de Wilko Johnson sur leur faim. Son premier album solo, Ice on the Motorway, est publié en 1981. Il n’est pas marquant dans cette nouvelle décennie. Johnson alternera ensuite lives et enregistrements studio. La plupart ne sont pas indispensables. N’étant pas devenu riche, Wilko n’a jamais cessé de tourner dans le monde entier – notamment au Japon où il a un following conséquent -, mais de façon inaperçue pour la majorité du public ignorant tout des Feelgoods. Jusqu’à ce qu’il revienne dans l’actualité en 2010 grâce au film de Julien Temple Oil City Confidential. Ce mélange d’archives, de témoignages et interviews, est un hommage à Doctor Feelgood, dont il restitue tout l’intérêt en le contextualisant. Wilko y apparaît – alors qu’il fait aussi l’acteur dans la série Games of Throne – en sexagénaire au crane rasé et au souple costume noir. La silhouette est élégante, le personnage est très présent. Si le film permet aux fans de se replonger dans la musique du groupe et fait revenir un Lee Brilleaux disparu tôt (1994), Wilko y est surtout un guide attachant et émouvant, doté d’une véritable épaisseur.

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Cette épaisseur de l’homme se révélera en 2012. Par une épreuve de vie face à laquelle Johnson se montre aussi étonnant qu’exemplaire. Diagnostiqué en phase terminale d’un cancer du pancréas, il décide, quand on lui annonce qu’il n’a plus qu’un an à vivre, d’éviter des thérapies inutiles et de partir en tournée. Classe et rock. Wilko, philosophe post-punk, choisit de s’installer dans le présent. Et dans le présent seulement puisque le temps lui est compté. C’est à dire dans la seule réalité. Dans la vie, finalement.

Belle leçon qui n’a pas cherché à en être une, par celui qui fût aussi professeur de littérature. Fin 2013, Wilko toujours là, entre en studio avec Roger Daltrey et en une semaine réalise Going Back Home, excellent album de Rhythm and blues. The kids are alright? L’album grimpe dans les charts et Johnson récolte un Q Award. « Trop occupé pour mourir » déclare sir Elton John en le lui remettant.

Et puis miracle ou chance merveilleuse, Wilko, qui résiste au crabe, étonne un médecin. Qui l’opère en 2014 alors qu’il devait être mort… Wilko, le résiliant, reste en vie. Il est déclaré guéri. Temple, du coup, en fera un second sujet lumineux: The Ecstasy of Wilko Johnson (2015).

A Southend-on-Sea où il vit, Wilko Johnson est une star. Un pub musical so british, The Railway Hotel, arbore une enseigne à son effigie. Noire bien sûr. Inépuisable guitariste à la Télécaster bicolore, l’homme est aussi intéressant, voire aussi passionnant que le musicien. Humble et brillant, il est un exemplaire typique de ce que j’appellerais « l’anglais excentrique ». Ce qui est un compliment. A l’heure où s’écrivent ces lignes, il publie (sans ghost writer) son autobiographie Don’t You Leave Me Here: My Life. A Westcliff-on-Sea, le toit de sa maison qui surplombe le delta, est surmonté d’un superbe télescope. Forcément ?

All through the city – 1974-77, with Wilko  (2013) réédition 3 cd +dvd

Oil City Confidential, Julien Temple (2010) dvd

Don’t you leave me here, my life, Wilko Johnson (Mai 2016)

Lee Brilleaux, Rock n Roll Gentleman, Zoé Howe (2015)

NB: la dernière photographie de l’article représentant Wilko Johnson est l’oeuvre de Kevin Nixon.

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