Mi-mars 2024, pour commémorer le quinzième anniversaire de la mort de Bashung, Universal a sorti un inédit, le single « On n’a pas l’air », également repris dans une nouvelle compilation L’album de sa vie . Gardé de côté par le label pour cette occasion, le titre est issu des mêmes sessions de 1981 éditées dix huit mois plus tôt sur le LP En studio avec Bashung. Un album injustement passé sous les radars médiatiques et pourtant un témoignage d’importance retraçant les travaux de laboratoire de l’alchimiste Bashung avec son groupe fétiche, en 1981 et 1982, dont la BO du Cimetière des voitures, métamorphose fondatrice du Bashung Növö.
En mars 1981, alors que « Gaby » et « Vertige de l’amour » affolent les hits parades tricolores, Alain commet sa première imprudence vingt ans avant l’album noir du même nom, dans une démarche où tout chez lui est déjà empreint de fantaisie militaire. Grâce à la complicité nouée avec son groupe, KGDD, Bashung trouve la liberté créative à laquelle il aspirait. Le déclic se produit à l’occasion de la création de la BO du film Le cimetière des voitures.
De gauche à droite : Olivier Guindon, Philippe Draï, François Delage, Manfred Kovacic, Alain Bashung. Photo Tony Frank
Mars 1981. « Gaby ! Oh ! Gaby ! » et « Vertige de l’amour » n’en finissent plus d’écumer les radios. Les sollicitations des émissions de variétés pleuvent jusqu’à plus soif. Bashung a envie de passer à autre chose, de sortir du diktat de la fabrique de tubes. Il a depuis peu un groupe complet, apte à prolonger ses idées et à lui permettre de construire le son dont il rêve. C’est le KGDD, acronyme des musiciens qui le composent : Manfred Kovacic aux claviers et au sax, le regretté Olivier Guindon à la guitare, François Delage à la basse et Philippe Draï à la batterie, boîte à rythmes et aux percussions. Ils s’apprêtent à partir pour une tournée gargantuesque.
Mais avant la tournée, Bashung doit s’acquitter d’une commande : la bande originale du Cimetière des voitures, adaptation cinématographique par le dramaturge espagnol Arrabal de la pièce de théâtre qu’il a écrite en 1958. C’est une transposition punk et déjantée de l’histoire de Jésus dans un futur post apocalypse nucléaire. Arrabal a choisi Bashung pour jouer le rôle de son Christ, Emanou, prophète au milieu d’une colonie de survivants qui évoluent dans un cimetière de voitures. Avec au générique Juliet Berto, Denis Manuel, Dominique Pinon, Roland Amstutz, Micha Bayard… et également des proches d’Alain, le parolier Boris Bergman (dans le rôle de Judas), l’ami Jean Fauque et les musiciens du KGDD pour incarner les apôtres. Le tournage du film est prévu pour l’été 1981 dans le Hall des Studios 2000 de Bry-sur-Marne transformé en terrain vague couvert d’épaves de voitures.
Sur le plateau du Cimetière des voitures – Photo Corinne Suma
Avant d’arriver au tournage, il faut inventer la bande son… sans aucun budget pour ce faire ! Charles Talar, éditeur d’Alain, lui ouvre les portes du Studio 92 à Boulogne Billancourt pour y laisser libre court à ses expérimentations… Une dizaine de nuits à délirer avec son groupe, à improviser et inventer, avec comme témoin aux manettes un tout jeune ingé son, Mitch Olivier, devenu par la suite une légende du mix, rap et rock.
Si Arrabal a flashé sur Bashung et le veut en Christ dans son film, c’est aussi parce qu’il rêve de « Gaby » dans sa BO. Alain ne l’entend pas ainsi, la BO ne sera pas joviale mais glaciale… A la place du cochonnet, de la frite et des moules, il va livrer à Arrabal du glauque, des morceaux gravés en or noir, la plupart sur des mots de Boris Bergman : « Bistouri Scalpel », « La Procession (instru) », « Strip », « Junge Männer » et le tout droit sorti de l’asile « Imbécile ».
L’apocalypse selon le gang Bashung. Ces séances de laboratoire de mars 1981 ont été ressuscitées fin 2022 sur l’album En Studio avec Bashung, réincarnées et réenluminées par le grand sorcier Mitch Olivier, architecte des profanations glauque’n’roll voulues par Alain. Il y manquait quelques morceaux, dont le « Nonono » sorti en mars 2024 sous le titre « On n’a pas l’air… « .
En 1982, Bashung m’avait déjà harponné et intrigué avec les albums Roulette Russe puis Pizza, je l’avais également vu en concert et à sa façon de tordre sur scène ses propres titres et les standards du rock, je pressentais qu’il allait nous emmener ailleurs. J’attendais avec curiosité la sortie de ce film annoncé comme un Ovni qui devait être projeté pour sa première dans une salle des Champs-Elysées avec un mini-concert d’Alain devant le cinéma. No way, le film ne trouvera pas de distributeur. Pas de sortie en salles et donc pas de parution de la BO non plus. Il faudra attendre la sortie d’une cassette VHS dans le circuit des vidéoclubs et une unique diffusion TV le 30 avril 1983 pour découvrir cet objet de curiosité devenu culte, pas tant pour le film -kitch et largement décrié- mais pour sa musique, avant-gardiste et porteuse des prémices de la « révolution Bashung »…
C’était la naissance d’un groupe qui inventait sa propre cold wave et dont le leader érigeait le yaourt en nouvelle langue du rock… Les nappes hypnotiques et glaçantes du Prophet 10 de Manfred Kovacic, ses écorchures au sax, le fantôme d’Olivier Guindon (le Clapton d’Aix en Provence) qui plane dans tous les riffs de Stratocaster, la rythmique implacable des deux « D » (Philippe Draï et François Delage)… et cette voix qui passe au fil du rasoir son chant en lavabo sur « La Procession » et autres ! Superbement sauvage !!
Après avoir digéré le rock’n’roll des 50’s, Bashung s’était nourri des Joy Division, Wire, Siouxie, Durutti Column, Cure et consorts… avec le KGDD, il pouvait donner vie à sa propre vision du rock. La suite de l’aventure débouchera sur l’album mythique Play Blessures, révolution du rock français aux textes co-écrits avec Serge Gainsbourg. Le Cimetière des voitures fait à jamais partie de la BO de ma vie. Devoir de mémoire accompli avec En studio avec Bashung !
Outre la BO du film, l’album comprend des maquettes inédites réalisées avant Play Blessures, des pépites de créativité débridée qui permettent d’apprécier la palette vocale d’Alain, jusqu’à invoquer l’esprit de Willy DeVille, autre chef indien disparu, sur le sublime « Cause I want you ». Emotion et dressage de poils au menu.
Quant au single » On n’a pas l’air » sorti cette année, c’est l’histoire d’un titre oublié, chanté en français avec un texte de Boris Bergman. Au départ une erreur, le maintien d’un effet sur un micro au moment de l’enregistrement du chant et Alain a l’idée de transformer le titre en trafiquant sa voix… Retour derrière le micro avec quelques lignes réécrites en allemand par Bergman et voilà la naissance de « Junge Männer » avec également une ligne musicale plus distordue. Quarante ans plus tard, de retour aux manettes pour raviver ces sessions, Mitch Olivier a exhumé les pistes oubliées et a mixé ensemble l’original » No no no… » et le torturé « Junge Männer » pour nous délivrer un On n’a pas l’air… aux accents bergmaniens grand teint !
De l’album ℗ et © 2022 au single ℗ et © 2024, voilà deux bonnes occasions de mesurer l’impact du groupe qui a accompagné Bashung dans sa traversée du miroir. Eloge de la noirceur joyeuse.
photo mise en avant par Frédéric Garcia
J’ai grandi à l’aire des dauphines, jeune scélérat sans roi. Adolescent, une voix à la radio m’a soufflé « Je fume pour oublier… » et a éveillé ma curiosité musicale jusqu’à l’envie. Balayés le disco et ses paillettes, le noir était de mise et resterait ma livrée. Toujours pas dynamité d’aqueduc, à peine dressé quelques loulous… J’aime la musique qui ose et les voix qui en imposent. Et que ne durent…