A quatorze ans je nourrissais deux passions, la musique et les bandes dessinées. Je m’intéressais aussi aux filles, mais c’était plus compliqué. Je ne maîtrisais alors pas du tout les rapports naturels entre sexes opposés, tandis que les rapports entre arts plastiques et musicaux me paraissaient déjà évidents ; rien ne semblait d’ailleurs cette fois devoir opposer ces deux genres…
Avoir quatorze ans en 1977, c’est se prendre en pleine gueule le choc punk. Le God save the queen des Sex Pistols n’est pas qu’une déflagration sonore, mais également visuelle, établissant les bases de l’esthétisme punk et de son sens de la récup. On savait depuis le pop art qu’une étiquette de soupe Campbell pouvait passer pour de l’art, on découvre l’art de détourner des photos, d’en faire des photocopies plus ou moins volontairement dégueulasses et de titrer en découpant des caractères dans les journaux, comme pour écrire une lettre anonyme. On ripoline grossièrement sur son tee-shirt le A cerclé de Anarchy ou de fausses taches de sang. Les fanzines se multiplient avec l’essor de la photocopieuse et ça illustre dans tous les sens à coups de ciseaux vengeurs charcutant les magazines bon teint ; autant dire qu’on est loin des découpages proprets de Prévert qui font la couverture de ses Folio. Dans les rues du swinging London, Sid Vicious déambule avec une croix gammée sur la poitrine ; Brian Jones avant lui s’était aussi déguisé en nazi, tout le monde comprenait alors très bien que ce carnaval n’était que de la provocation, qu’il s’agissait d’exorciser les vieux démons d’une société mourante… mais celui qui ferait preuve aujourd’hui d’autant d’ironie se verrait lapider par l’opinion publique comme le premier prince Harry venu, le second degré ayant définitivement disparu avec l’apparition des réseaux sociaux et le règne des abrutis !
En France, quelques jeunes hurluberlus rapidement contaminés par le punk, encore la morve au nez venaient de sortir du lot et des Beaux Arts, sous le nom de Bazooka, un groupe de plasticiens qui s’illustrera jusque dans les pages de Libé, où il apportera une esthétique radicale et contestataire. Je ne sais pas ce que deviennent les Loulou et les Kiki (« Picasso »), sans doute que je m’en fous un peu, mais Romain Slocombe est passé avec succès du crayon à la plume, poursuivant une brillante carrière de romancier ambigu et malicieux, frayant avec l’effrayant. C’est l’occasion ici d’évoquer le magasine Métal Hurlant, à l’aventure duquel Slocombe (comme tant d’autres gribouilleurs) a aussi participé, avec Jean-Pierre Dionnet à la manœuvre (sans jeu de mots, quoiqu’à Manœuvre, venons-y : Dionnet & Manœuvre, c’est également Sex Machine, mon moment préféré dans Les enfants du rock, émission phare s’il en est, dans le générique de laquelle se rejoignent à jamais le décibel et l’iconographie dudit). Je suis alors un ado au comble de la rébellion, mais le samedi soir je reste pourtant sagement à la maison… pour regarder Les enfants du rock à la télé (qui ne compte que trois misérables chaînes hertziennes) : la seule et rare occasion de découvrir la gueule en vraie et en mouvement de mes idoles, que j’écoute sur des K7 dont je bricole moi-même les pochettes inventives avec mon ciseau et ma colle, à la mode du moment. Quand j’aurai une voiture j’aurai un autoradio, c’est le top, mais en attendant je me contente d’un magnétophone commandé à la CAMIF : pour écouter Starshooter, le groupe roi des punks lyonnais, la qualité du son est sans doute très suffisante ; le souffle, le grain, qui s’ajoutent à l’usure de la bande magnétique, ça fait à l’avenant partie du charme, comme d’apprendre que c’est Kent lui-même, leur chanteur sautillant, qui a dessiné leur rutilante pochette à la meute de chiens humanoïdes enragés, et d’un même élan une BD dans Métal Hurlant.
Depuis au moins une décennie, le rock et la BD faisaient déjà bon ménage… C’était un laboratoire et beaucoup de ce qui nous a paru révolutionnaire a l’époque a particulièrement mal vieilli ; je ne sais pas qui peut lire encore Pravda la survireuse sans mourir d’ennui, même si on est fan de Françoise Hardy en gilet de cuir minimaliste, et malgré toute mon admiration pour Jean Yanne (qui est avec le professeur Choron mon seul maître à penser) et mon amitié pour Tito Topin (illustrateur génial, qui m’a gentiment dédicacé leur album mythique un soir d’apéro dans sa maison d’Avignon), en relisant La langouste ne passera pas, je n’éprouve plus cette sensation délicieuse de voir exploser les codes, car ce sont désormais des classiques. Les grands aplats noirs post-photographiques de Jean Teulé ne m’impressionnent plus non plus, leur modernité est d’un autre âge, pas plus que les fresques torturées de Druillet ne m’éblouirent jamais, laborieuses comme des enclumes me tombant sur le crâne, moi qui préférais pour ouvrir mes chakras les doux délires de Mandryka et du concombre masqué.
Puisque l’on a parlé de Métal Hurlant, il convenait de rendre justice à l’inventeur de L’Écho des Savanes, qui est mort il y a peu dans la misère et cette même colère poétique qui l’avait toujours animé, et qui faisait que ceux qui le courtisaient du temps de sa splendeur fuyaient à présent Mandryka comme un complotiste, dans ces salons de la BD où nous nous croisons tous : ce n’était donc pas dur d’y dîner à sa table et j’en eus le privilège, moi qui l’admirais enfant dans les pages de Pif Gadget, la place étant souvent libre à côté de l’incorrigible iconoclaste.
Tandis que le métal hurlait, les pochettes d’Iron Maiden, avec leur lettrage néogothique et leur personnage de zombie peinturluré à l’aérographe comme le réservoir d’essence d’une Harley custom, jetaient les bases d’un nouveau mariage entre artistes des oreilles et des yeux. Les pochettes de vinyle font d’ailleurs office de galerie pour l’art nouveau du rock’n roll, c’est là que les talents s’exposent, que les nouvelles vagues explosent, que les mods et les modes se font et se défont, et que l’on peut acheter d’un même dollar un Warhol et un Lou Reed. Dans les bacs des marchands de disques, écartant ma mèche rebelle pour y voir, je regarde davantage les illustrations, le contenu m’intéressant souvent moins… et puis ça tue le temps d’y passer des heures, mais de toute façon je n’ai pas d’argent pour m’acheter des disques. J’ai mes K7 (je les ai encore)… Quand j’ai quatre ronds, je m’achète plutôt une BD. Je lis Kebra, par Tramber et Jano, Lucien, par Franck Margerin, Vuillemin et son indétrônable Hitler = SS, plus quelques autres, qui appliquent l’esprit du rock à la BD ; il y a aussi Dodo et Ben Radis, avec les Closh, la saga plus ou moins merdique d’un de ces groupes de rock, comme il y en a qui assourdissent leurs parents dans toutes les caves de France. On retrouvera d’ailleurs tous ces auteurs de la bande des Humanoïdes Associés (Dodo, Vuillemin, Margerin, Jean-Claude Denis, Denis Sire et consorts) dans un vrai groupe cette fois, le Dennis’Twist, au succès éphémère mais réel, puisque leur tube potache Tu dis que tu l’M, inspiré de Bruce Springsteen, occupera la dixième place du TOP 50 en mars 87, tandis que je fais moi-même mes premières armes à la batterie dans un garage marseillais. Las ! ni eux ni moi n’atteindrons jamais la célébrité durable et méritée de L’Affaire Louis’Trio, dont le leader charismatique à la houppette frisée et au pseudo évocateur de Cleet Boris est aussi un auteur de BD de premier plan, qui avec l’album J’ai réussi (sous-titré « Le monde merveilleux du rock ») chronique ses débuts difficiles dans le show-business, prolongé sur le tard par La Maison de pain d’épice : journal d’un disque.
Les chapelles sont poreuses, le communautarisme musical bon enfant (si ce n’est entre keupons et skins, qui pour les moins amusants se cherchent parfois querelle, comme jadis mods et rockers) : on peut très bien arborer une crête sur la tête ou la coupe ardente d’un métalleux, on peut être gothique ou branché, et fréquenter des babas, voire des rastas de Mourepiane, avec un certain mépris de classe mais parce qu’ils ont toujours les poches pleines d’herbe et ne sont pas avares des bières de leur frigo. Chez mes amis babas, on fait comme partout, on écoute des disques et ce sont les pochettes du groupe Ange qui m’y fascinent le plus, comme elles ont imprimé la rétine de toute une génération des fumeurs de joints qui y ont plongé leurs yeux en délire… Elles sont l’œuvre d’un jeune chevelu du Nord à la créativité sans borne, Phil Umbdenstock, qui peinturlure et caricature encore aujourd’hui, tout comme les musiciens d’Ange tournent encore et remplissent des salles mélomanes et nostalgiques.
Voici, dans le plus parfait désordre, les quelques pistes qui remontent de mes souvenirs vaporeux, façon journalisme gonzo, si l’on me lance gentiment sur le sujet du rock et de la BD, de la musique et de la pop culture, et de leurs liens charnels. Rien d’exhaustif, tout de suggestif, une simple invitation à découvrir davantage, à rouvrir de vieux dossiers, à se souvenir que tant qu’on aura eu vingt ans dans les années quatre-vingt, qu’on se sera b****é sur du papier glacé et qu’on aura vu les unes bêtes et méchantes d’Hara-Kiri à la devanture des kiosques à journaux, on gardera en notre for intérieur ce droit de rire de tout même avec n’importe qui… Un discours de vieux punk, certes, voire de vieux con, d’apôtre du « c’était mieux avant », d’indécrottable adepte d’une liberté d’expression totale (il n’y en a d’ailleurs pas d’autre à mes yeux), que ce soit en dessin ou en chanson ; je dis ça pour ceux qui sont Charlie un jour, mais pas deux, pour tous ceux qui s’offensent de tout, qui voient le mal partout parce qu’ils l’ont dans l’œil, qui cultivent cette civilisation du reproche qui nous pourrit l’existence et qui écoutent Taylor Swift en croyant déconstruire le patriarcat ; je dis ça parce que je suis un vieux mâle blanc hétérosexuel de plus de cinquante ans, autrement dit à peu de choses près la lie de l’humanité, qui fait de la BD et de la musique pour ne pas mourir. Je dis ça parce qu’aujourd’hui – à quelque chose malheur est bon – grâce aux sinistres réseaux sociaux je me retrouve cependant ami et devisant régulièrement sur Facebook avec la plupart des gens que j’ai eu à citer dans cet article improvisé, ce qui fait que la vie est toujours belle.
Image mise en avant : Richard Di Martino ( Rich) web mag planet Bd.com / « Rocker Le Rouge » carte postale hommage à Hergé, par Nico /Pochettes Starshooter : Kent et Kiki Picasso
Auteur, scénariste, dessinateur bd, ex batteur des Steaks, je teste l’électro pop intergénérationnelle! Papa du « Chien Saucisse « . C’est beaucoup pour un seul homme …