« Do you remember me Len, as I remember you ? » (*) Question posée par Pierre Eliane à Léonard Cohen en 1984, sur son album Littérature … Quarante ans après, Len n’est plus là pour répondre à Pierre… mais nous si ! Nous aussi, nous avons cherché ton ombre Pierre : « dans les dédales de la ville… le long des autoroutes grises… dans les couloirs, les labyrinthes… j’ai cherché ton nom ».
Mais qui est cet enfant atypique de la scène nancéenne, bercé par la pop de Léonard Cohen et de Bob Dylan, frère d’armes de Charlélie Couture auprès duquel il participa à l’inspiration de plusieurs titres? En 1988, Eliane tourne le dos au show-biz et à sa carrière artistique, après l’enregistrement de six albums et déjà une certaine renommée de lettré, intellectuel amoureux de la langue et des mots, qualifié par Claude Fléouter, référence ès critiques musicales, « d’auteur de textes le plus doué, le plus fin de sa génération » (Le Monde 1985).
Après quelques années de silence et d’autres avant elles consacrées à mettre en chanson des poésies de Thérèse de Lisieux et autres poètes mystiques du carmel, Pierre Eliane est de retour avec un album très réjouissant J’ai cherché ton nom . Un album de questionnement spirituel et mystique, grand ouvert aux écoutes profanes, enluminé par les arrangements de Manfred Kovacic (ex clavier et sax de Bashung).
Pierre Eliane et Manfred Kovacic au Studio Vega à Carpentras – photo Nath Chanal
Les deux hommes se sont rencontrés en 1984. Pierre était dans sa période pop rock, avec quatre albums à son actif. Depuis la sortie du Play Blessures de Bashung, il voulait travailler avec Manfred « pour ce son de synthé minimaliste avec de la réverb ». Par la suite il a découvert le mélange de culture classique et de liberté créative du « yougo de Bashung » comme on disait à l’époque. De cette première collaboration nait en 1984 l’album Littérature, réalisé par Manfred avec les musiciens du KGDD, groupe historique de Bashung (Kovacic, Guindon, Draï, Delage).
Un an après, une seconde rencontre, plus intimiste, moins sophistiquée, pour l’album Monogame , souvent jugé comme l’album le plus personnel du nancéen. Avec Manfred au bandonéon, à la clarinette et au sax et Alice Botté, autre important complice de parcours, guitar hero bien connue du côté de chez Charlélie Couture et de Thiéfaine entre autres.
Et puis vint 1988. Exit l’artificiel, la superficialité et l’insincérité du show-biz. Destination le Carmel… Mais le refuge du désert ne tarit pas le lien d’amitié entre Pierre et Manfred. Les deux hommes ont en commun le vertige de la lenteur, un goût de l’introspection et de la spiritualité, une sagesse mystique et bouddhique. Manfred va accompagner Pierre dans plusieurs de ses enregistrements religieux, de la trilogie dédiée aux poèmes de St Thérèse de Lisieux, jusqu’à sa lumineuse adaptation des chansons de Jean de La Croix, carme espagnol du 16ème siècle, avec une modernité pénétrante, en témoigne « Par une Nuit Obscure », réussite d’interprétation, avec toujours Alice Botté à la guitare et au bouzouki.
« Je suis resté dans l’oubli, mon visage appuyé sur l’aimée… et ma maison était en paix » dixit le moine carme, Jean de La Croix… L’œuvre de Pierre Eliane reflète cette quête de spiritualité. Croyant ou pas, on est transporté, traversé par les travaux de recherches de cette âme mystique en perpétuelle retraite sentimentale. La solitude de Pierre est noire de monde, riche de ses observations des rapports humains. Cela donne du corps à des textes, vivants et terriblement touchants, attachants.
Voici pour la biographie d’un artiste peu commun.
Alors depuis longtemps j’attendais ce retour au profane de Pierre Eliane. Et l’attente n’a pas été vaine ! J’ai cherché ton nom est superbe ! Le modeleur de textes hors normes s’est saisi de l’argile le plus pur et le plus nu, pour façonner douze titres comme autant de joyaux spirituels. Certains pourraient être déstabilisés, habitués à des productions plus dépouillées… Mais les enluminures de Manfred Kovacic vont à ravir à un chant parlé, donnant aux chansons une patine mate, sobre, modeste et délicate. Les retrouvailles des orfèvres ciseleurs de mots et d’arrangements, avec pour complices de jolis artisans qui apportent chacun leurs petits éclats à cette sculpture, sont porteuses de lumières sonores.
Pierre Eliane au Carmel – photo DR et Manfred Kovacic @ Ajaccio – photo Nath Chanal
Comme d’habitude avec Manfred Kovacic, les arrangements sont précisément choisis, millimétrés, ponctués de ces petits détails et accidents savamment placés qui crochètent l’oreille et tatouent l’occiput pour mieux y revenir. Des séquences de claviers lancinantes, des boucles doucement obsessionnelles pour souligner la quête d’infinie sagesse et de spiritualité de Pierre… Trois notes de banjo, des riffs de guitares (Steve Forward et Alice Botté), un trait de violon (Emma Errera), une pincée de bouzouki (Pierre Eliane himself), un souffle de trompette (Philippe Anicaux), deux ou trois expirations d’accordéon (Léa Lachat), un piano mutin (Jacques Bouniard), un synthé mutant … L’album regorge de flèches qui soulignent le propos sans en perdre le sens. Avec une rythmique métronomique assurée tout en finesse et précision par Mathieu Rabaté à la batterie, Freddy Simbolotti à la basse et Guillaume Séguron à la contrebasse sur deux morceaux également.
Pierre est un contemplatif, il observe le monde et l’époque pour y poser sa poésie à la mélancolie éthérée. Ses prières profanes sont jalonnées de formules poétiques chocs. Tout au long des douze titres il promène avec nonchalance un spleen délicat, sans désespoir. Eliane explore avec malice les rapports humains, dans un dénuement minimaliste et avec une économie de mots qui favorise sa quête de sens.
Dans le détail, en quelques titres, l’album s’ouvre sur « J’aime le désert », référence à cet espace de silence, cœur de la vie monastique. Eloge de la solitude et du dénuement pour un moine à la vie simple, recentrée sur l’essentiel. Un recueillement méditatif à l’écoute du battement du temps.
Puis vient « Plus personne », superbe méditation sur le temps qui passe – et les amis aussi « Qui peut rouvrir les vieilles blessures ? Jusqu’à l’os, suivre les fissures ». « Ne touche plus à rien » est une réflexion sur les rapports humains et l’éternel féminin avec au passage, une autre référence à l’idole Bob Dylan, « l’homme au tambourin ». La guitare saturée, la séquence hypnotique et la magie du final en chorus font le reste.
« Je rêve souvent d’elle » est une pépite de mélancolie, superbement drapée dans l’accordéon inspiré de Léa Lachat (du groupe Elastocat) soutenu par un orgue de Barbarie à la ritournelle entêtante qui pousse au rêve du grand large face à une mer immobile. “Samson et Dalila” est une curiosité, mise en scène d’un des épisodes les plus profanes de l’Ancien Testament, comme un résumé des rapports amoureux, où le climax bascule en siège de Fort Alamo dans une ambiance Mariachi que n’aurait pas reniée Willy DeVille période chicano, avec un piano malicieux à la Kenny Margolis ! Ah ce petit gimmick de piano… « peu de notes, mais au bon endroit » disait Bashung !! Avec le retour d’Alice Botté à la guitare grâcieuse, comme dans Alamo, quand les trompettes finissent par se taire, l’affaire est entendue pour le mal aimé (mâle aimé ?) aux cheveux longs…
Dans « La musique de l’Amérique », Eliane observe les paradoxes des Etats-Unis. Un titre d’ambiance où l’on respire les grands espaces, pendant que les derricks se balancent dans les brumes électriques. Architecte du son de l’album, l’anglais Steve Forward – légende du mix sur l’Ile de beauté, sur le continent et au-delà- nous rappelle qu’il est aussi un guitariste fort inspiré. Il s’invite dans le cercle des bluesmen guitar heroes de l’ouest sauvage, Sonny Landreth et Freddy Koela en tête. Références!
« Comme avant » est le regard porté par un sage désabusé sur les conflits de l’époque , ballade saisissante par sa mélancolie. Et puis vient la chanson titre « J’ai cherché ton nom » . Une superbe tournerie entêtante, soutenue par une rythmique lourde sous la scansion de la quête de l’impossible… Belle trouvaille cette boucle évocatrice de la fureur d’une ville plombée sous les brumes jusqu’à l’asphyxie… et d’un coup, une respiration, un pont de synthé en guise de puits de lumière céleste ponctué par un banjo malicieux. L’envolée est digne de « Girl from the North Country » de Bob Dylan, dans sa version revisitée par Robert Plant live on Sound Stage… « In the darkness of my night, in the brightness of my day ».
Sur « Litanie » une contrebasse claque, un accordéon s’élève pour une ode à nos amis disparus et à l’amour éternel : « il n’appartient qu’à toi de tatouer ma peau, des mille mots d’amour qui dorment au fond de l’eau… ». De l’art d’embellir ses larmes. Et pour citer un coup de cœur « Ne dis pas » est une divine comptine en forme de supplique pour un adieu au renoncement, ponctuée par les notes de piano de Manfred Kovacic.
Pierre Eliane au Studio Vega à Carpentras – photo Nath Chanal
J’ai cherché ton nom, sorti en octobre, est un très bel album, timide et délicat, tendre et spirituel, parfois désabusé, toujours amoureux. « Laissez-vous porter par l’extrême obligeance » écrivit jadis Pascal Jacquemin pour Bashung. Pas mieux ! Alors osez Pierre Eliane !!
J’ai grandi à l’aire des dauphines, jeune scélérat sans roi. Adolescent, une voix à la radio m’a soufflé « Je fume pour oublier… » et a éveillé ma curiosité musicale jusqu’à l’envie. Balayés le disco et ses paillettes, le noir était de mise et resterait ma livrée. Toujours pas dynamité d’aqueduc, à peine dressé quelques loulous… J’aime la musique qui ose et les voix qui en imposent. Et que ne durent…