Le 23 janvier 1977, le Pink Floyd publiait Animals chef-d’oeuvre sombre du groupe de Cambridge, qui suivait les autres masterpieces de la musique rock que sont Meddle, Dark Side of The Moon et WYWH. Animals qui s’inspire du roman d‘Orwell « La ferme des animaux » – critique du régime stalinien- a ceci de particulier qu’il est, à contrario des autres LP du Floyd, un album politique et engagé. Roger Waters en est l’instigateur essentiel. Le bassiste a pris le leadership dès le départ de Syd Barrett en 1968 et, depuis 1976, il domine nettement les autres membres, pourtant des personnalités aux qualités incontestables et complémentaires. Gilmour, guitariste virtuose, s’est un peu mis en retrait depuis un an. Marié, jeune papa, l’archange de la Fender Télécaster ou Stratocaster laisse son camarade et band mate Roger prendre les commandes de la machine. Sans doute le groupe partage-t-il les visions et opinions de Waters fustigeant la société britannique de son temps et la politique de Margaret Thatcher, mais de là à en faire un Cheddar, il y a une marge qu’ils n’auraient pas franchie seuls. Une telle entreprise, de cette envergure, ne se renouvellera d’ailleurs plus jamais dans l’histoire du groupe, lequel reviendra vers d’autres sujets moins directement politiques et finira par perdre de son inspiration dans la décennie suivante…
Animals est l’album au « cochon volant ». Le disque est visuellement annoncé et accompagné par une impressionnante pochette, réalisation d’Hipgnosis aux tonalités crépusculaires. L’image est surréelle. Un énorme cochon survole les cheminées de la centrale électrique de Battersea au sud de Londres: la symbolique est forte, l’effet est saisissant. Ce qu’il nous raconte c’est tout le mal que Roger Waters, alors âgé de trente et un ans, pense de la division et de l’organisation du monde capitaliste au XXe siècle. Loin de s’unir les humains sont groupés, parqués en trois catégories: celle des « Dogs », des « Pigs » et des « Sheep ». Dans son propos, Animals se veut une critique politique et sociale. Il reste sans nuances de son début à sa fin, à l’exception faite de la thématique de « Pigs on the Wings », pièce folk en deux parties qui introduit et clôturera l’album. Dans cette chanson dédiée à son épouse, Waters parle d’amour. Le chanteur, auteur-compositeur, qui tient le lead vocal, nous assure que seul ces sentiments apaisent, et qu’ils ont la capacité si nous en prenons soin de nous écarter d’un monde fou.
Cette folie du monde, c’est essentiellement « Dogs » qui l’annonce. Co-écrit par Gilmour-Waters, le titre de quinze minutes est le centre noir et acéré du disque. Les questions sont posées dans un acte 1 qui décrit sans compassion le monde des cadres et serviteurs zélés d’un système nocif. Pour Waters ses valets en col blanc, sont des prédateurs. Qui seront à leur tour jetés dehors après y avoir jetés leurs pairs, « chassés à coups de pierres« . « Le mauvais sang durcira » et , « dans la peur grandissante » le cœur cédera à leur fin. Les chiens du pouvoir finissent par tomber de haut: « Qui retrouve-t-on mort, suspendu au bout du fil? »…
« Dogs » est la réécriture de « You’ve Got to Be Crazy », sa première version ébauchée lors de la tournée précédant l’écriture d‘Animals. On y trouve musicalement des saillies de Télécaster qui déchirent la rythmique du morceau débutant sur une séquence de douze cordes acoustique. Gilmour fait mouche autant qu’il fait sens. La guitare ne comble pas des intervalles, mais continue le propos. Le riff final de quatre accords martèlera l’apogée du réquisitoire écrit par Waters. L’intention et l’expression se combinent à un tel niveau de maestria qu’on est saisi et transi. Cette maîtrise classe « Dogs » parmi les plus grandes réussites du Pink Floyd. « Pigs (three different ones) », puis « Sheep » sont les actes 2 et 3 du concept album. Ils développent-sans les résoudre- les thèmes introduits par « Dogs ». Musicalement, l’auditeur est sans repos, le groupe touchant avec Animals un des sommets de son art – si ce n’est son sommet absolu.
L’album de l’hiver 1977, est aussi violent que beau. C’est un objet d’art qui esthétise une violence institutionnelle qu’il dénonce. Roger Waters développera encore ces mêmes préoccupations au cours de sa carrière solo et, dans une moindre mesure, avec l’album suivant:The Wall (lequel marquera la fin implicite du Pink Floyd…). Commercialement Animals est suicidaire. Trois pièces longues et pas de single possible. Le business musical n’y trouve pas son compte. Le Floyd n’en a pas grand chose à faire -ceci pour d’évidentes raisons. À la fin des années 1970, le quatuor anglais a une carrière conséquente. Il a installé sa notoriété sur des succès et des réussites artistiques indéniables. Sauf à détester le genre Prog. , nul ne peut raisonnablement nier l’apport immense de la formation au monde de la musique pop-rock… Animals a pu être perçu comme une prise de risque -ce qu’il est. Mais le Pink Floyd, en janvier 1977, est surtout un groupe artistiquement libre et financièrement indépendant. Ces buts parmi ceux possiblement désirés, sont atteints. Animals est une sorte de libération, un exutoire de la parole, qui n’utilise plus dans son lexique les métaphores critiques employées pour les textes de « Have a Cigar » ou « Welcome To the Machine » (WYWH), écrits bien plus auto-centrés.
Chaque œuvre peut être contextualisée et on note qu’à la sortie d’Animals le mouvement punk londonien bat son plein. Un certain Johnny Rotten qui en est un acteur essentiel, arbore alors un t shirt sur lequel on lit « I hate Pink Floyd« . La formule est tranchée, lapidaire. Elle est en réalité gratuite, sinon cocasse, en regard du propos d‘Animals, similaire à quelques chants de colère et de frustration de Rotten / Lydon lui-même… Bien des années plus tard, sous son vrai nom, John Lydon nuancera le sens de son point de vue de jeune punk de vingt ans. Il n’a jamais détesté Pink Floyd et pense que c’est un très grand groupe. Récemment on a pu voir le même homme portant un t-shirt » Make America Great Again« … On sourit en songeant à l’avis de Waters sur cette formule, slogan de campagne d’un président des États-unis très controversé…
Peintre et guitariste, adepte de Telecaster Custom et d’amplis Fender. Né en 1962 – avant l’invention du monde virtuel – pense que la critique musicale peut-être un genre littéraire, objet idéal pour un débat en fauteuil club millésimé.