Il y a une quinzaine d’ années, je vis sur scène un drôle de groupe dont je ne savais rien et qui s’appelait Clinic… L’affiche du concert m’avait attiré. On y voyait une sorte de collage surréaliste, aux entrées de lecture multiples qui devait témoigner, avais-je alors supposé, d’un univers artistique sans doute étonnant. L’image, en fait, était un agrandissement de la pochette de Visitations, album que le groupe venait de publier que je découvris au stand merchandising de la salle de spectacle parisienne. Sur scène, quatre musiciens venus de Liverpool, me dit-on, étaient planqués (anticipant nos récentes obligations sanitaires?) derrière des masques chirurgicaux. Il me semble aussi qu’ils jouaient vêtus de blouses blanches… Peut-être ai-je rêvé ce dernier point, je ne suis plus très sûr de mon souvenir? Mais quoi qu’il en soit, un tel accoutrement collait parfaitement à la musique bizarre, inclassable et concise, que joua Clinic ce soir là… Tour à tour, le groupe m’avait évoqué Beta Band, Syd Barrett et un Radiohead dépouillé d’une grandiloquence parfois trop ostentatoire à mon goût. Pour faire bref, j’avais adoré. La musique de Clinic était une pop indépendante, décalée et sophistiquée mais déchiffrable. Un néo-psychédélisme britannique (sans lien avec celui de la Côte Ouest US, dois-je le préciser?), qui retenait les grandes leçons de 1967 comme celles de la New Wave la plus ambitieuse (à guitares et synthés). Du sérieux, selon mes propres critères.
L’album de l’époque s’intitulait donc Visitations et, en l’écoutant quelques jours plus tard, la même impression d’étrangeté me saisit à nouveau. Écouter ces chansons avec changements de tempo, de tonalité et aux timbres musicaux jamais très nets, était une déambulation crépusculaire dans les couloirs éclairés aux néons, d’une maison de repos à l’ancienne, à l’heure des boudoirs et des tisanes tièdes pour avaler des pilules au lithium…
En 2021, Clinic, qui s’est formé dans les années 1990, a maintenant presque trente ans d’existence – interrompue par une longue pause -, et reste soutenu par Domino (Stephen Malkmus, Protomartyr, Fat White Family, Beth Gibbons…), label qui a su prendre de l’ampleur au fil du temps… Revenu à la création en 2019 sous une forme réduite au duo Blackburn & Hartley (lead vocals, guitare, claviers, mélodica – bien sûr! – pour le premier et guitare, clarinette et claviers pour le second), Clinic a sorti immédiatement l’excellent Wheeltappers and Shunters. À sa parution, le LP tortueux et ironique retint toute mon attention et je garde encore en tête le single mémorable « Laughing Cavalier ».
Fantasy Island (Octobre 2021) est de la même veine post-punk et pop expérimentale, mais propose en supplément une nouvelle humeur très… dance-floor…Oui, vous avez bien lu, dance- floor. Et si je vais plus avant, avec plus de précision, j’ajoute sans hésiter les qualificatifs disco et électro. Soit le genre d’ambiance qu’on pouvait trouver dans les productions clubbing italiennes et américaines les plus déjantées des 70s et 80s. La clinique est de sortie, les patients ont dérobé les clefs de la grille au bout du parc? Imaginons où ils vont aller?
L’île imaginaire était une série télévisée américaine des années 1970. C’est aussi le nom d’une partie des parcs d’attractions du monde de Disney… En choisissant un tel titre, avec une pochette très kitsch – plage, palmiers et lagon aux eaux bleues – on se dit avec étonnement que Clinic nous invite à une soirée cocktail et féerie? Sauf qu’au beau milieu de l’eau, plus si claire tout à coup, on aperçoit une image anachronique. Un sombre édifice du patrimoine architectural liverpuldien s’y trouve à demi immergé (encore un écho du Surréalisme) et parait davantage sombrer que surfer sur les eaux. Nous sommes chez Clinic… qui croyait s’échapper ?
Musicalement, il semble cependant qu’il y ait une intention positive derrière cette nouvelle production. C’est du moins ce que racontent Blackburn et Hartley dans les interviews que j’ai pu lire. Les titres voudraient-ils nous emmener dans un groove fédérateur et grisant, quand bien même n’est-il pas franchement euphorisant? « Fine Dining », « Miracles », à leur façon, sont taillés pour un dancefloor soft et (presque) cool, comme aux premières années des 80s, quand l’on se trémoussait sur du Celentano et du Kid Creole (présence récurrente de guitares hawaïennes évoquant le lexique musical tropical). On danse, oui, mais avec un Bromazépam fondant sous la langue…
« Refractions in the Rain » en piste quatre, est la pièce majeure, le centre de l’album. Disco et funk, le titre utilise des sonorités et un ensemble d’instruments caractéristiques du genre. On s’enthousiasme (presque), jusqu’à se laisser aller (presque), un peu hypnotisé, si ce n’étaient les motifs et thèmes qui restent dans l’ ambiguïté caractéristique des compositions du groupe. C’est un peu du « We All Stand » de New Order qu’on entend, mixé à du Georgio Moroder conseillé par PIL période « Metal Box », flirtant avec Donna Summer.
« Dreams Can Come True » revient, lui, au néo psychédélisme qu’on reconnait comme la première marque de fabrique de Clinic. La chanson peut s’associer à l’univers de science-fiction présent dans l’oeuvre de H.G Wells, référence littéraire revendiquée par le duo. « Dreams Can Come True », est un titre un peu lugubre – malgré son optimiste volontariste – qui accroche ceux qui connaissent le groupe depuis ses débuts. On est plongé dans une curieuse comptine / berceuse de deux minutes, démultipliée par reverb et chambre d’echo. Les mélodies des claviers s’y croisent pour s’emmêler, et pourraient conduire dans cet arbre creux habité par le lapin de l’Alice de Lewis Carol…Sauf que les Clinic ne tiennent ni à nous retourner l’esprit, ni à nous désorienter… ce qui est le paradoxe de cet album. L’île imaginaire est faite pour se divertir… Les rêves peuvent devenir réalité… Après le très bon « Fantasy Island », en piste huit, qui donne son nom à l’album, on est séduit par l’étonnante reprise du tube » I Can’t Stand the Rain « (1973) de Ann Peedles, mi-soul et mi-disco. Clinic vient de nous rattraper par le col pour un retour sur la piste, sous les paillettes et le soleil artificiel de l’île imaginaire. Oubli de la plongée psychédélique vers les tréfonds de l’inconscient…
Disque très homogène et réussi, Fantasy Island était, fin Octobre, l’album de la semaine des disquaires les plus éclairés. Ainsi chez Caroline Music, institution bruxelloise où j’en fis l’emplette, ai-je eu le plaisir de partager une longue discussion sur les mérites de ces douze pistes enregistrées sur les bords de la Mersey, au nord ouest de l’Angleterre. Clinic n’a non seulement rien perdu de son originalité, mais a su se renouveler. Fantasy Island est une loufoquerie, bien sûr, mais n’est-ce pas essentiel en art de jouer avec ce qui paraît insensé pour, in fine, poser la question du réel? Synthétisant les apports antérieurs de formations aussi disparates que Human League, Fun Boy Tree, l’ambiance bancale de l’oeuvre solo de Syd Barrett, comme l’italo disco baroque de Marcella Bella ou la sensualité inaccessible de Donna Summer, Clinic nous entraîne dans un monde imaginaire qui réussit à tenir, entre groove hypnotique et mouvements d’une « danse de Saint Guy » ou » Danse Macabre » de Bruegel tournant au ralenti. Du grand art sinon de l’honnête médecine.
Peintre et guitariste, adepte de Telecaster Custom et d’amplis Fender. Né en 1962 – avant l’invention du monde virtuel – pense que la critique musicale peut-être un genre littéraire, objet idéal pour un débat en fauteuil club millésimé.