Cela fait pas mal de temps que nous avions compris qu’un jeu de tarot divinatoire serait sans doute plus approprié que les propos des membres du groupe pour suivre l’évolution tout à fait brumeuse et incertaine de la discographie de Jilk (le groupe de Bristol que nous avions interviewé ici). Eux qui nous annonçaient un double album pour un futur envisagé entre le mois et le siècle suivant et s’estimaient enlisés dans un processus d’écriture collaboratif complexe, ils débarquaient, il y a un an de cela, en pleine première vague pandémique avec un EP composé de A à Z dans une urgence de fin d’un monde sanitaire. Quelques mois plus tard, les revoilà avec cet album de… cinq titres, sur lequel le groupe travaillait depuis quatre ans. Sorti au mois de Février, il s’intitule Welcome Lies.
Accompagné d’un bien joli zine électronique et imprimable (une appétence pour l’artisanat graphique de qualité présente sur leur album précédent avec une série de cartes postales) inspiré par le punk, l’horreur et l’occulte et sensé mettre en évidence les liens entre le thème des chansons et le monde extérieur, Welcome Lies possède aussi une pochette qui rappellera visuellement le Blair Witch Project. Pourtant et étrangement (mais après tout, l’album s’appelle Welcome Lies), le disque ne cultive pas et ne s’amuse pas à provoquer une angoisse mortifère chez l’auditeur mais déploie plutôt, avec toujours un goût prononcé pour les formes longues (rien ici de moins de 6 minutes), les éléments qui construisent les principes de l’esthétique musicale de Jilk: tressaillements drones, dérives jazz, electronica volontairement trébuchante, frémissement de cuivres et dérives de violoncelles au beau milieu de pléthore d’autres éléments; résumé très lacunaire du caractère extrêmement dense de la production au coeur de ce second opus.
La première pièce du disque, « Pause The Clocks For Women In Love » présente sans doute le mieux cette capacité de Jilk à combiner de manière harmonieuse l’acoustique et l’électronique pour créer un néo-classicisme envoutant en mode aube matinale. Porté par un violoncelle mêlé au trombone et soulignés par une délicate électronique à fleur de peau, l’alliance entre ces deux extrêmes décrit un espace tout à la fois matériel et spirituel. Les douze minutes de « Lost and Gained » ont des airs de pièce musicale monde épique. Ses constants changements de structure, proche parfois du jazz (les cuivres en mode improvisation, l’étrange saturation de la batterie dans la dernière minute du morceau), possèdent une complexité telle qu’il faut aimer perdre ses repères pour les parcourir. Mais dans le même temps, en étirant le titre de cette manière qui peut paraître confuse, l’importance est redonnée à l’instant tandis que la conscience s’accroche à ces bribes de mélodies presque enfantines coincées entre deux parties d’électro expérimentale. Le bien nommé « Kaya Sleeps » se développe avec une logique trouble et qui semble tenir de l’aléatoire avant que les éléments ne se réorganisent peu à peu avec l’arrivée de la batterie. Celle-ci est discrètement appuyée par une ligne de guitare et le morceau se conclue sur ce qui pourrait être les ronflements réguliers et pulsés d’un androïde. « Slowly Coming Together » est un autre morceau qui porte bien son nom. Le titre débute avec quelques notes de guitare chancelantes et en boucle. Mais si la progression des deux morceaux précédents ne semblait pas obéir à une logique classique, ici, elle est ici sans doute plus évidente avec une montée en puissance avec ces répétitions de motifs joués par plusieurs instruments, un chant étouffé dans l’électronique, pour un final chaotique encadré par la mélodie du trombone. Enfin, « Sad Talk Happy Talk », hommage au travail de Mark Hollis de Talk Talk, conclue l’album dans un étrange dépouillement au regard des autres titres. Les lignes de guitare transformées peu à peu en boucles s’appuient sur des cordes et des lignes de synthétiseurs pour ébaucher un portrait d’une naïveté désarmante; un principe retrouvé dans d’autres morceaux du groupe mais rarement avec autant d’évidence.
Arrivé au bout de Welcome Lies, il y a tout à la fois de l’émerveillement et du vertige face à la qualité de ce qui a été développé, au travail qui a été achevé; que ce dernier soit le fruit de l’expérimentation, du labeur, de l’expertise, de l’heureuse surprise ou d’un mélange de tout cela importe finalement peu. La musique de Jilk tout autant que l’imagerie et les écrits mis en scène offrent à son auditeur / lecteur tant de pistes symboliques qu’il peut sembler un peu effrayant de s’y aventurer voire vain. Welcome Lies n’a pour autant rien de l’exercice de style intellectualisé. L’album dévoile souvent une fragilité et une candeur particulièrement émouvantes dans ses structures ou son approche musicale. Au final, la plus douce des surprises est que même si le mystère Jilk reste entier, rien n’empêche de l’apprécier.
Grand consommateur de Baby Carottes et de sorbets au yuzu, j’assume fièrement mon ultra dépendance au doux-amer, à l’électropop bancale et chétive, aux musiciens petits bras ainsi qu’aux formes épurées du grand Steve Ditko. A part cela? Il y avait péno sur Nilmar.