« Raw power honey
just won’t quit
Raw power
I can feeeeeel it
Raw power baby can’t be beat » (Iggy Pop – Raw Power, 1972)
Depuis plus de cinquante ans, le Rock est traversé de tendances. Le mot n’est qu’une appellation générique où coexistent familles et courants parfois opposés. L’un d’eux est récurrent et apparaît dès le début des sixties. On pourrait le nommer celui du Raw Power, de la force brute. Ceci sans risque d’erreur et en réutilisant le titre du troisième album d’Iggy and the Stooges, qui s’en fit l’un des plus ardent messager.
Si des énervés le rock en compte sur tous les territoires où il a essaimé, c’est sur le continent nord américain qu’on en trouve les plus remarquables spécimens. Des types (et quelques dames) qui globalement s’en sont fichus d’avoir du succès ou pas, n’ont jamais cherché à séduire des maisons de disques et ont fait ce que bon leur semblait; mais toujours à fond les manettes. Le plus souvent, l’affaire est menée avec style, selon une ligne directrice nette et avec une allure incroyable. Tous les groupes dont nous parlerons ici n’ont eu de cesse de bousculer mélodies et tempos. Ils sont adeptes de la pédale Fuzz mise au point au milieu des sixties et dont les Stones signeront la standardisation successful avec leur « (I Can’t Get No) Satisfaction »… Genre de hit, on l’a compris, que n’eurent et n’auront jamais aucun des mordus de Raw Power.
Vous ne pouvez pas faire ça ?
En 1968 lorsque le Velvet Underground entre en studio pour l’enregistrement de son second album, White Light/White Heat, les ingénieurs du son, convoqués par Verve, déclarent au groupe que: « Non,vous n’allez pas faire ça. Vous ne pouvez pas faire ça ? ». Mais le Velvet va pourtant faire « ça » . Aujourd’hui nous le savons: il s’agit d’une poignée de titres sur deux ou trois accords, la plupart totalement distordus, volumes des Vox poussés au maximum, mêlés à des textes aux sujets scabreux. « Sister Ray » en est le plus redoutable exemple.
Tom Wilson qui avait déjà produit The Velvet Underground with Nico, classé parmi les albums plus influents de tous les temps, n’en a sans doute pas cru ses oreilles. De la pop séduisante de « Sunday Morning », on sautait sur les stridences sous speed de « I Heard Her Call My Name »: une chanson pop martyrisée de quatre minutes, toute en doubles croches, où on a bien du mal à s’accrocher à quoi que ce soit à moins de l’être déjà. White Light / White Heat se pose comme l’anti-thèse de l’album de distraction. Il se veut expérience de l’anti-beauté, donnant un coup de pied dans l’univers de l’industrie musicale. Les critiques du moment supposeront qu’il s’agissait un disque de rock expérimental, les plus branchés parleront de proto-punk, mais un peu plus tard. Pour ce faire, ils se référeront à un mot employé pour la première fois quatre ans auparavant, qui qualifiait tant bien que mal un groupe peu définissable, jailli sur la côte Ouest.
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Here are The Sonics !
Tout le monde pense que le Punk Rock est apparu à Londres en 1976, et que les Damned ou les Sex Pistols en sont les fondateurs. Sur un strict plan musical, il serait réactionnel au rock dit progressif et, selon une approche plus sociétale, s’apparenterait à une manifestation symptomatique d’une société britannique en crise, après un premier choc pétrolier et industriel ravageur. C’est évidemment réducteur et partiellement inexact. Sid Vicious s’en excusa en personne auprès de ses homologues américains, lors de la tournée US des Pistols. Véridique.
Il faut faire un bond en arrière de plus de dix ans et changer de continent pour trouver les prémisses de ce que firent les anglais avec la superbe qu’on leur connaît, mais qui en ce domaine de la chanson hargneuse et peu appliquée, ne firent que suivre des chemins déjà explorés. Des bords de la Tamise, on se retrouve à Seattle, USA et en 1965. Soit trois ans avant les expériences soniques (!) de Reed, Morrison, Cale & Tucker.
Le mot Punk est utilisé pour désigner et décrire le premier LP d’un quintet de fous furieux entamant chacun de leurs titres par un long hurlement. Le groupe s’appelle The Sonics, groupe dit « à saxo », actif depuis le début des années soixante. L’album fondateur est l’incontournable, Here are the Sonics.
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Avant White Light / White Heat, Gerry Roslie (chanteur – claviers des Sonics) et ses comparses avaient donc décidé qu’ils casseraient l’image devenue trop soft des standards rock joués depuis la fin des années cinquante. Ils se mirent ainsi à torturer des compos de deux minutes cinquante, comme le « Roll Over Beethoven » de Chuck Berry, ou « Money (That’s What I Want) » de Gordy et Bradford. G.Roslie et les frangins Parypa composèrent des titres désormais d’anthologie, utilisant systématiquement guitare et fuzz, piano Wurlitzer ou orgue et saxo frénétique, combinaisons d’instruments devenant des signatures musicales. Les plus fameux sont « Have Love, Will Travel », « Psycho a Go-Go » et « Strychnine » enregistrés en 1964 et qu’il faut avoir écouté au moins une fois dans sa vie.
Avec ce groupe naît le Rock Garage ou Garage Punk. Curieusement il n’est pas sans relation avec les productions de groupes anglais beaucoup plus studieux de la décennie soixante. Comme les Kinks, lesquels lorgnèrent sur les américains mais s’en tinrent loin, s’essayant à leur style avec « You Really Got Me » (sur deux accords, comment faire moins?).
Si le Velvet eut ses enfants, ce fut tout de même sur le tard tandis que The Sonics firent immédiatement école. On retiendra The Seeds de L.A ( « Pushin’ Too Hard »), The 13th Floor Elevator (tout un programme puisqu’il n’y a jamais d’étage 13 dans un building ricain. ..) et The Stooges (1969) dont les chansons sont déjà en germes dans Sonic Booms, deuxième LP des Sonics. Je rajoute le MC5 pour faire bonne mesure, fondé en 1964 à Detroit, d’un même élan furieux .
N.Y.C
Si le Garage vient de la côte Ouest, territoire où il proliférera avant de laisser la place à des combos psyché plus mollassons, NYC est un autre point d’ancrage du Raw Power. Dès les sixties et avant le Velvet qui ne devient vraiment célèbre que par sa fréquentation de Warhol, des formations aussi biscornues et radicales que The Fugs (1965) se font entendre.
Mené par le poète Ed Sanders, issu d’une mouvance beat basée à Greenwich, The Fugs est un mélange étonnant de brutalité musicale et d’intellectualisme contre culture. Il produit une musique tirée du folk et du rock, virant au psychédélisme hard, jouée plus ou moins juste avec une énergie toute tournée vers la non-beauté, les critères ordinaires d’exactitude musicale n’entrant pas dans le champ de préoccupations retenues. Les paroles sont de l’anti pop et de l’anti consensuel. L’écoute de titres comme « I Shit My Pants », « I Couldn’t Get High « (version noire du « Satisfaction » des Stones) ou « Kill for Peace » est édifiante, qui traduit un positionnement: contre le système, contre l’entertainment et peut-être même contre la musique « populaire » elle-même. Un suicide commercial.
Patti Smith (née en 46) a vingt ans quand elle arrive à New York. Dans la ville qu’elle découvre après s’être fait rejeter de ses études d’enseignante (parce qu’elle était enceinte), elle rencontre Robert Mapplethrope avec qui elle a une liaison. Rebelle, elle s’intéresse à cette contre culture active. Elle fréquente dès la fin des sixties le Max Kansas’ City, le CBGB, loge au Chelsea hôtel où on rencontre tout ce que le monde artistique peut compter de célébrités de tous bords. Celle qui va devenir la marraine du punk va créer le Patti Smith Group au début des années 70. Sa musique est un mélange de rock garage et de poésie Beat. Ce choix en fait une inconditionnelle d’un art sauvage et expressif. Son compagnon Fred « Sonic »Smith est un ex MC5. Tout se rejoint. C’est avec le « Gloria » des Them qu’elle ouvre Horses (1975) son premier album. L’année suivante, Radio Ethiopia est un manifeste pré-punk.
« J’appartiens à la génération du néant et je m’en fous complètement » (Richard Hell). NYC est véritablement la ville de l’explosion punk. Le Raw Power, mis en théorie, électrise la production de groupes locaux qui deviendront vite célèbres. Entre 1976 et 1978 la « Grosse Pomme » sent la sueur âcre avec The Ramones, le Blank Generation de Richard Hell (1977), le So Alone de l’ex-NY Dolls, Johnny Thunders (1978). Sur « So Alone », la lead guitar en ouverture joue des notes fausses sur une base de deux accords ultra simples, la rythmique sonnant à la limite de la justesse supporte, bancale, un solo en overdrive à peine plus précis, avant l’accélération d’un tempo binaire dont la durée de mesure est aléatoire. Tout ce petit monde nihiliste a fait siens les préceptes pré-punks et les pousse encore plus loin. Ils seront à l’origine de l’explosion New Wave.
After Punk (1977-1987)
La scène US est une bouilloire. De cette période il faut absolument retenir The Cramps (Songs the Lord Taught Us) 1980, Blondie, The Talking Heads en 1977 (Psycho Killer), Mink de Ville. Devo qui se forme en 1978, Pere Ubu qui est à The Fall de Mark E Smith, ce que Hardy est à Laurel Sonic Youth (1981) et Thurston Moore qui va avoir la superbe carrière qu’on connaît et qui, sur la durée, se montrera toujours novateur. En Californie on trouve le Gun Club, Husker Dü (1978-1987) de Bob Mould, qui signe son premier LP en 1982. Land Speed Record est à la limite du punk hard core et Husker Dü reste parmi les formations les plus agressives du genre. Dans la même veine, les Dead Kennedys signent toujours des brûlots d’intransigeance, entre deux zones de riffs sauvages –punk ou hard rock- politisant leur propos par la voix de Jello Biafra.
Aujourd’hui.
On l’a compris: tout ce qui anime ces musiciens plus ou moins habiles, certes, mais ce n’est pas vraiment la question pour certains, c’est l’esprit de brusquerie. Au XXIème siècle la grande enveloppe rock en compte heureusement encore des représentants. La première décennie du nouveau siècle amène sa relève avec Radio 4, The Strokes , The White Stripes qui ont ranimé l’esprit initié par The Sonics. The Black Keys (2003) sont ceux qui ont rapidement connu et connaissent le plus grand succès (« Fever »). A nouveau ce sont des groupes américains qui ont lorgné sur des répertoires anglais (Radio 4 peut évoquer les premières années de The Jam), mais ne retiennent pas la sophistication pop comme priorité. The Black Keys se démarquent par des influences blues du delta qui ne sont pas présentes chez les autres groupes. Le duo cite souvent le guitariste Junior Kimbrough (1930-1998) parmi ses influences, auquel Iggy Pop fit d’ailleurs appel. Moins connus les Left Lane Cruiser sont dans cette lignée garage-blues.
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L’esprit garage des origines reste vif. Des vétérans tels The Fleshtones (1976, NYC) le portent dans chacun de leur show. Il y a dans leur musique un aspect festif et tonique très réjouissant. Leur premier album Roman Gods (1982) fut dans l’esprit d’un Here are the Sonics et c’est l’énergie qui l’emporte, avec les récurrences musicales orgue – envolées de saxo, pour chant et rythme survoltés. Je suppose que notre époque a aussi besoin de cela ?
« Le Rock n Roll est une façon de transformer la tristesse, la solitude et la colère, en quelque chose de transcendantal et de beau, ou au moins d’énergisant. » (Richard Hell – interview magazine Mojo).
Raw Power !
Petite discographie incontournable (mais néanmoins subjective):
1964- The Kingsmen Louie Louie (reprise de Richard Berry)
Garage Punk
1965 – The Sonics Here are the Sonics
1968 – Compilation Nuggets Original Artefacts from the First Psychedelic Era (Rhino 1998)
NYC-Proto punk/Underground
1966 – The Fugs The Fugs First Album
1968 – The Velvet Underground White Light White Heat
Detroit
1969- MC5 Kick out the Jams
1973-The Stooges Raw Power
1977-Iggy Pop The Idiot
NYC Seventies
1974- New York Dolls Too Much Too Soon
1976-Patti Smiths Radio Ethiopia
1977-Richard Hell Blank generation
1977- Television Marquee Moon
1978-The Ramones Road to Ruin
1978- Johnny Thunders So Alone
After Punk /New Wave
1977- Talking Heads TH
1978- Blondie Parallel Lines
1979- Pere Ubu Modern Dance
1980- The Cramps Songs the Lord Taught Us
1981- The Gun Club Fire of Love
1985- Sonic Youth Bad Moon Rising
XXIe siècle
1999- The Strokes Is This it ?
2001- Yeah Yeah Yeahs YYY
2002- Radio 4 Gotham!
Peintre et guitariste, adepte de Telecaster Custom et d’amplis Fender. Né en 1962 – avant l’invention du monde virtuel – pense que la critique musicale peut-être un genre littéraire, objet idéal pour un débat en fauteuil club millésimé.