1976
Grande année. Je ne vous refais pas le film, mais il a des moments où on peut sentir l’histoire en changement. Je ne parle que de l’histoire musicale, bien sûr. Et encore d’un tout petit bout, celui que je connais le mieux.
1976. D’un côté de l’Atlantique vous avez NYC (je ne dis pas qu’il n’y a rien d’autre, je me limite). De l’autre, vous avez l’UK et là je ne cible qu’une ville: Manchester. Au sujet de cette dernière, un bref rappel s’impose: mid- seventies Manchester n’est pas glamour du tout, c’est grisâtre, en déclin et on a fichu en l’air nombre de quartiers populaires avec une âme, pour y construire j’y des immeubles en béton à la place. Peter Shelley des Buzzcocks raconte ça très bien. Monsieur Sumner aussi lorsqu’il évoque Salford (banlieue ouest du grand Manchester).
Certains parmi ceux qui ont vingt ans en 76, et qui font preuve d’un peu de tempérament à défaut de brillantes études ou de futures carrières dans l’ordre établi, s’essaient à la formation de groupes musicaux. Mark E Smith est du lot. Il a l’allure revêche, une moue pas sympa, le verbe haut. Je suppose qu’il a lu Albert Camus ? Il formera ainsi The Fall. La chute . Il traiterait donc du déclin. En 77/78/79/80, le groupe est à l’avant garde des combos post-punk, prémisses d’une New Wave en devenir, tendance dure, avec des racines plantées dans un rock basique, genre Eddie Cochran qui vient de rencontrer les Pistols et a laissé trainer une oreille sur le premier PIL de Lydon. C’est légitimement qu’on s’enthousiasme. Saisissant davantage un concept qu’une affaire musicale bien franche.
En 1976, côté US, existe un super club à NYC. C’est le CBGB situé à Manhattan. La fine fleur de la scène musicale locale s’y produit, des Ramones à Television, en passant par Blondie et Talking Heads ou Mink De Ville. Ce sont eux qui font le truc et on qualifiera leur style de Punk. Parmi les groupes qui se produisent au CBGB émerge en 1976 une formation conduite par Peter Zaremba (chant et claviers) et Keith Streng (guitare). Ils s’appellent The Fleshtones. Ceux là il faudra un peu plus de temps pour bien les connaître. Pour être précis, dans l’Hexagone, ce n’est qu’en 79 qu’on entendra leur tonique premier single « American Beat » et en 1982 que viendront The Roman Gods, premier LP (vraiment diffusé , veux-je dire, et qui suivra Blast Off sorti aux US peu avant). Rien à voir avec Manchester. On oublie la chute, pour bondir sur ses deux jambes d’amateur (aussi) de rock-garage- peu jolie étiquette pour qualifier un rythme américain speedé, toutes guitares en avant, avec mélodies pop sur claviers Farfisa. Du pur enthousiasme.
29 MAI 2014, 20h. La légende de « Tonton vitriol » demeure mais elle en prend un coup.
The Fall, je ne les ai jamais vus sur scène. Le groupe est resté avare de passages français. Donc c’est une aubaine ai-je pensé, de les savoir si près de soi pour une soirée en live. L’attrait d’une légende ? Cependant nous ne sommes plus en 1980, il n’y a pas un certain Joy Division sur la même affiche. Et n’était-ce pas cette association qui, dans mon esprit, avait induit – du moins au début – une certaine confusion, voire une méprise, quant aux réelles qualités du groupe (au personnel changeant) de l’atrabilaire Mark E Smith ?
« Entre le réel et la légende , choisissez la légende » nous dit Anthony Wilson, un sacré bobardeur, on s’en souvient. Donc, honnêtement, c’est une légende que je m’apprête à voir et à écouter. Sur ce point je n’ai pas de doute. Mais la légende va en prendre un coup.
Le Concept
« The concept » est un titre du Teenage Fan Club. Groupe Shoegaze -cool du début des nineties. C’est un titre qui grince un peu. A mes oreilles du moins. Et presque autant que le concept The Fall, j’y arrive, en 2014. En réalité, The Fall grince beaucoup plus.
Mark E Smith que Bernard Lenoir surnommait avec justesse « Tonton Vitriol » à l’époque de « A Lot Of Wind », n’en a rien à fiche – je crois- de jouer de la musique. Du moins plus aujourd’hui? Mark, détrompez-moi? Il s’appuie, comme sur des cannes, sur deux batteurs cognant en simultané (…), une basse (pas mal), une gratte (moyenne) et un synthé (peu inspiré) tenu par une dame (sa dame ?) laquelle donne occasionnellement dans les vocaux quand « Tonton » en a sa claque.
Car le mancunien en a sa claque. Visiblement. Dans son costume gris et sa chemise blanche, il marmonne, parfois inaudible, souvent incompréhensible pour l’auditeur qui – bien que maitrisant la langue british – a bien du mal à capter un mot de la logorrhée qui accompagne la chute. Si The Fall, par ailleurs, nous délivre encore quelque message – après tout Mark E Smith a eu beaucoup de maux à exprimer (je me souviens ainsi, avec intérêt, de « The Classical » qui me convainquit que ce groupe était autre chose qu’un simple nom inscrit dans l’histoire de la scène de Manchester) – The Fall ,aujourd’hui, ne vit que sur sa légende. A l’image de son leader qui tient moyennement bien sur ses jambes et qui nous fait penser que nous n’avons sans doute jamais été aussi proches de tomber. De cette chute annoncée. Quoique ? Tituber n’est pas tomber.
The Fall en live est une performance, un happening. Ce doit être de l’art contemporain. Pas de la musique exactement, plus exactement du rock, pas exactement un discours articulé non plus. On est dans l’implicite. Joseph Beuys/ Mark E Smith même combat. Il ne manquerait qu’une couverture de feutre et un lièvre sur scène. Qui le lèvera ?
Clou du spectacle arty: les sorties de scène du chanteur aux deux micros. Là, on plonge dans l’artistique complet, le théâtral. C’est le spectateur qui se fait le show, dans sa tête. Et il lui faut beaucoup d’imagination pour cela. Que fout backstage ce type en costard qui devrait être devant vous ? The Fall serait une abstraction ! By Jove ! Mark E Smith est un masque. Grimaçant. Qui nous demande de temps à autres – mais ça on a l’habitude – d’aller nous faire m……. Poncif éculé. Mark E Smith ne tient pas plus que ça à nous voir, ou à nous offrir quelque chose, ou disons à partager un moment particulier. Humour rosbeef?
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Mon jeune voisin, en tous les cas, s’est tiré avant la fin du set. Qui ne voulait pas louper le début des BJTM. Perso, je les avais déjà vus ceux -là, et j’aurais, en vérité, préféré voir SPACEMEN 3, lesquels ont eu le bon goût de former deux autres groupes passionnants après leur séparation.
J’ai baillé. The Fall termina son set sous un ciel s’assombrissant.
3O Mai, 21 heures. Arles sur Rock.
Cargo de Nuit en Arles est une salle et un club sympathique, installé dans un ancien garage (!) automobile depuis la fin des années80, si ma mémoire est bonne. J’y suis venu quelques fois. La dernière étant pour y voir The Buzzcocks, certes vieillissants, mais nous avions bien rigolé avec le quatuor de Peter Shelley, qui n’est peut-être plus aussi « Orgasm addict« qu’avant, mais qu’importe.
The Fleshtones sont presque à l’opposé de The Fall. En termes purement musicaux comme en termes de communication avec le public. Les hommes de Brooklyn passent dans la salle avant leur set et Keith Streng (guitare) prend le temps d’écouter Les GriGris ( groupe Montpellierain et Sétois) qui ouvrent pour eux, dans le plus pur style rock-garage sixties/seventies. Avant le set, Peter Zaremba, en chemisette fleurie, serre les mains, dont la mienne, comme je me trouve sur le bord gauche de la scène, calé pour la soirée.
Puis le groupe attaque. A fond les manettes. Dans un bel enthousiasme, tout le monde danse et sourit aux airs tonifiants extraits de Roman Gods (album de 1982) qui nous fit découvrir les New-Yorkais.
Keith Streng saute de scène et joue juché sur une chaise, au milieu du Cargo qui s’emballe joyeux. Peter tapote des notes sur le Farfisa vintage – qui donnerait des boutons aux finauds adeptes des hautes technologies – et l’excellent Bill Mihizer (batteur des Flesh depuis 80) assure sans faille. AMERICAN BEAT ? Oui! OUI! FLESHTONES,FLESHTONES,FLESHTONES.
Set list endiablée. Je reconnais en vrac le parfait « We Remember the Ramones », « The Haunted House » sans ligne de saxo, « You Give Me Nothing To Go On » rythmn and blues à l’harmonica, précédé d’une chorégraphie du groupe dont les musiciens se transforment en derviches tourneurs. Toute la salle ondule. Arles rocke. Arles sur Rock.
Prélude de Pan ?
Jean Giono écrivit cette curieuse nouvelle: « Prélude de Pan ». Un village de Haute Provence sous la torpeur estivale. Une noce un peu triste a lieu. On s’ennuie dans ce village. Arrive un étrange musicien, venu d’on ne sait où? Qui joue une musique enchanteresse et plonge toute la communauté, humains et animaux dans une transe hypnotique. Il disparaît et lorsqu’on se réveille de cet état second dans lequel le village fut plongé par son passage, on découvre qu’on a vécu quelques heures où ont sauté les barrières des conventions. On découvre qu’on a eu – quel sacrilège ? – beaucoup mais alors beaucoup de plaisir(s).
Avec les tonalités de la chair, et toute proportion gardée, Zambera n’est pas Méphisto, c’est un peu la même chose. Le tempo du CBGB de 1979 a entrainé chacun dans une nuit à bord d’un Cargo en effervescence. Ce groupe qui tourne sans cesse est affuté et, hors mode, communique son enthousiasme pour ce qu’un Antoine Masy Perier appelle à raison, le rock en continu. « Pas de blanc » me dit-il il y a peu comme nous parlions de ce que pouvait être selon lui un concert de rock – comprendre pas de temps mort – et ce fut le cas avec The Fleshtones. Les choses étaient comme elles étaient quand elles étaient, et personne n’est sorti de scène pendant le set, et le groupe est descendu dans la salle au final, pour conduire son public jusqu’au bar, au son d’un riff de basse qui mit longtemps à s’éteindre. Rock au garage. Les moteurs tournent toujours.
THE FALL versus THE FLESHTONES
Alors bien entendu, il est absurde de comparer ou d’opposer les deux groupes nés en 1976, et cousins, finalement, par certains de leurs premiers référents. Les deux sont nés pour quelques mêmes raisons. Dont celle de balayer une forme de rock and roll devenu trop sophistiqué pour être honnête, du moins aux oreilles d’une part du public. Les deux sont mus par une énergie typique .
Les deux formations ont tracé leur route et ont vécu, enregistré de nombreux albums (noter la sortie de Wheel of Talent des Fleshtones, Yep Music et de Re-Mit, en 2013, pour The Fall), qui auront influencé des tas de groupes dans des registres différents. On ne peut que s’incliner.
Toutefois, on a aussi le droit, en tant qu’auditeur, d’avoir des préférences. De porter quelque analyse, également, sur ce qui est proposé aujourd’hui par les deux et comment (ou pas) se fait l’échange avec le public.
Dans ce cas précis vous avez compris où irait plutôt mon choix, si temps est d’un choix encore.
Crédit photos et vidéo Fleshtones Didier Bagnis.
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Peintre et guitariste, adepte de Telecaster Custom et d’amplis Fender. Né en 1962 – avant l’invention du monde virtuel – pense que la critique musicale peut-être un genre littéraire, objet idéal pour un débat en fauteuil club millésimé.