Une pure dramatisation du réel?
En se mettant à écrire sur un événement qui s’est produit et qu’on tente de raconter – c’est mon cas maintenant – il me semble qu’on ne peut jamais être certain de rester entièrement dans la réalité des faits ou, si vous préférez le dire comme ça, on peut honnêtement se demander si on sera absolument objectif?
Je m’aperçois qu’il s’opère par l’écriture, qui est une transcription du vécu et non uniquement du réel, une sorte de glissement vers une forme de fiction et ce que je fais de ce qui s’est passé n’est plus exactement ce qui s’est passé mais une autre chose encore. Dans un autre domaine, mais le processus est identique, on entend la même idée avec ce que nous dit Magritte sur la « trahison des images ».
Ce glissement vers le subjectif, ou cette transposition dans une représentation, se produit presque à chaque fois si, par exemple, vous demandez à quiconque de vous parler d’une oeuvre d’art ou d’un bouquin qu’il a lu. C’est puissance 10! Il se produit inévitablement avec l’expérience artistique la plus intense (mais en même temps la plus directe) qui soit – puisque c’est de cela dont il s’agit ici – qui est celle d’un concert de rock. Demandez à dix personnes ce qu’elles ont vu et entendu ? Personne ne répondra tout à fait pareil.
Vous me demandez d’écrire sur un concert rock, mais je vous aurai prévenu.
Le cas Peter Hook est aigu, complexe, voire inabordable. Parce que là je touche à un mythe personnel. A une légende personnelle. Face à Peter Hook, je suis dans la légende. Je ne m’en extirpe pas immédiatement, résultat d’un processus plus ou moins clair, donc, qui trouve sa source plus de trente ans en arrière. Il n’y a pas dix personnalités qui me produisent un effet aussi fort que celui que provoque chez moi Peter Hook. Si je compte, j’en trouve même seulement trois, des personnalités. Parmi les trois, il y en a une que j’ai strictement et systématiquement évité de voir. Pour rester dans l’idéal ? Le lecteur a besoin de l’auteur et inversement, supposait Sartre ? Pas toujours. Mais avec Peter Hook, par contre , je ne me suis jamais abstenu. Chaque fois que j’ai pu, je suis allé à sa rencontre annoncée par voie de presse ou autre . Pour quelle(s) raison(s) cet enthousiasme, par trop excessif peut-être ?
Le 24 Janvier, je n’ai pas loupé le rendez-vous. Une nouvelle fois. Je ne l’aurais manqué pour rien au monde. Peter Hook et la lumière. La lumière ? C’est à dire? Faudrait – il voir une lumière, une aura pourquoi pas? dans le jeu des ombres d’un passé qui se projette encore sur le mancunien et qu’il ranime intensément depuis trois ans ? Hooky le héros en rupture ? Pure dramatisation du réel? Dans une certaine mesure oui. Dans une autre mesure , non.
Comme c’était, quand c’était. *
D’abord on regardera les basses sur les stands: Shergold, Yamaha, Eccleshall . Sur ces instruments a été composée une partie non négligeable de l’histoire de la musique dite « populaire ».Sans être totalement fétichiste, on vibre. Jake Bates (le fils), le jeune homme est à genoux qui branche lui-même ses pédales d’effet. Le mythe et le réel. Le gars est comme n’importe quel musicien d’allure modeste. D’extérieur rien ne le distingue, dans la rue il passerait inaperçu.
Dave Potts (ex Monaco): il traverse la scène et vérifie l’accordage de la Télécaster. Un signe aimable à la salle. Lui aussi est discret. Détendu.
L’homme derrière les claviers est sans présence. On comprend que toute la place est laissée, au centre de la scène, pour celui qu’on n’a pas encore vu.Essais de batterie. Très gros son. Sur les HP des amplis basses on lit JAKE et HOOKY. Plus tout à fait dans l’anonymat du coup. Signal/retour du mythe. Discussions des spectateurs Tous les âges mêlés. Des poncifs échangés à ma gauche. Je laisserai dire. Non j’interviens, mais avec un sourire. Obscurité. Quelqu’un murmure dans l’ombre: il se fait attendre?
Lumière.
Peter Hook and the light.
A ce stage ça n’a aucune importance de noter quels titres sont joués et dans quel ordre (nouveau?). Vous trouvez ça sur n’importe quelle page FB, ou sur la page de The Light, qui publie les set-lists. Il y a une partie New Order et une partie Joy Division. Bien distinctes. Pour New Order on reste sur les deux premiers albums, avec le rajout de quatre singles phares. Vous savez lesquels. Lorsque Peter Hook , sur son blog, évoque la situation actuelle de ses (anciens?) amis, il écrit : New XXXXX. Barney Sumner, de son côté, n’entend pas les choses de la même façon. C’est une autre affaire. Hook trouve Sumner insupportable et réciproquement. C’est ce qui s’écrit. Héritages?
Sur le répertoire Unknown Pleasures /Closer, Peter Hook s’en sort indiscutablement mieux que sur celui de New Order. Mais de toutes façons, la voix de New Order c’est Barney Sumner. Il a toujours une actualité. La voix de JD c’était Ian Curtis, et comme chacun le sait, depuis le 18 Mai 1980 – nb: The light s’est formé un 18 Mai- Curtis, lui, n’a plus d’actualité.
Les deux basses font merveille. Batteur surpuissant. Musique surpuissante. Pogo dans les premiers rangs dès « No Love Lost », ce qui ne s’est pas produit pour les titres de New Order, joués en première partie. A une ou deux exceptions près le public est resté sur place pendant ces trois premiers quarts d’heure. Mon camarade de soirée se laisse emporter dans la vague de secousses qui ne s’arrêtera pas, puis revient et se cale sur le bord de scène: « Il me faut attraper un médiator » il dit. Je doute. J’ai tort.
En écoutant les morceaux enchaînés les uns après les autres, je réalise une fois de plus la force contenue dans l’oeuvre de Joy Division, la beauté poignante des paroles de Curtis dont un moment j’imagine l’apparition, projetée, un portrait gigantesque qui flotterait au dessus de la scène. Mon camarade, lui, l’a vu en vrai, par contre, Ian Curtis en chair et en os. Il me le jure en sortant. « Il était sur le côté de la scène ». Très sérieusement. Sans doute? Mais alors quel est le propos de ces concerts de The Light? La résurrection des morts?
Non. Comme c’était, exactement, il n’ y avait aucun Ian Curtis sur scène, mais Peter Hook, physique et généreux. Très près de nous. Concrètement c’est un musicien en hyperprésence. Hooky sourit ou fixe le public des premiers rangs droit dans les yeux, lors de courts temps d’arrêt. Homme ordinaire il s’essouffle aussi; il dit « Fatigué », en français dans le micro. Il ne cache nullement ses 57 ans. On peut jouer du rock avec une formidable énergie à 57 ans. Mais on peut s’essouffler aussi.
Inutile de rappeler ce que jouent les mains.
Le truc est sorti de l’image.
Les lumières de la rue.
CQFD.
Il y avait un temps je collectionnais les cartes postales de Joy Division. C’était au tout début des années 1980. On trouvait peu d’images en vérité. Elles étaient toutes en noir et blanc. Je les tenais pour précieuses. Ca me paraît un autre temps parce que c’est un autre temps. Mon chiffre des dizaines est à présent le 5, comme pour Peter Hook. Là dernière fois où je l’ai vu, nous nous étions parlés. En rigolant un peu j’avais dit « I’m 44 » et il avait répondu « I’m 51 » .
Est-ce que je supposais à 20 ans que je serais toujours, plus de trente ans plus tard, à écouter cette musique que faisaient les garçons photographiés, si minces, en noir et blanc et que jamais de ma vie , en vrai, je ne pensais d’ailleurs voir ou encore moins rencontrer? Est-ce que je supposais que JD puis NO auraient cette importance un peu démesurée dans ma façon de voir les choses, ou encore qu’ils m’accompagneraient toutes ces années? Avais-je besoin d’un guide? D’une lumière que je choisissais moi-même, en commençant une jeune vie d’adulte avec cette impression bizarre en écoutant un jeune homme qui chantait, mort à l’âge où l’on ne meurt pas ? Joy Division était une lumière noire. Quelle est La lumière de Peter Hook ?
Devant le RockStore il y a des discussions, mon camarade de soirée qui tient le médiator avec l’empreinte, sorti un peu avant moi. Je lui demande: « Va t-on l’encadrer? ». Nous parlons avec des jeunes gens absolument impressionnés par ce à quoi ils viennent d’assister. Je suis dans le même état d’esprit qu’eux, peut être légèrement plus modéré. A cause d’une certaine habitude seulement.
Mon camarade, affable, leur explique son point de vue. « Vous savez il n’y a que trois groupes importants sur trois ou quatre décennies, qui ont marqué. Vous avez les Pistols, vous avez Joy Division, vous avez Nirvana. ». Je note qu’il ne cite pas New Order. Je hausse un peu les sourcils. Je reste songeur pour Nirvana. On me répond que : « Nirvana au Zénith de Toulon , c’était le rock en lui-même. Là tu comprends que le rock tu vas vivre toute ta vie avec. »
Tilt! CQFD!
Je m’en fiche de Nirvana parce que je pense toujours aux quatre garçons minces, sur la carte postale, photo prise en 1979 . Ils posent devant un terrain vague, des maisons en briques qui terminent ou commencent une rue sans charme, derrière eux. Hooky – dont je ne sais pas le nom à ce moment où j’achetais l’image, encore moins le surnom – est en chemise sombre, manches retroussées. Ce doit être l’été. Il a l’air débonnaire. C’est un jeune homme ordinaire sur cette photo. Mais sur la photo seulement. Nous savons tous qu’il y avait un truc, caché par l’aspect ordinaire (encore), en camouflage qui sait? C’est souvent comme ça et le spectaculaire n’est rien d’autre qu’une illusion, un mensonge, une arnaque parfois.
Cependant nous avons pu entendre ce qui se tenait derrière l’image sans promesse. Il se trouve que ce soir j’ai cru le voir entièrement. Ou bien je l’ai vu, éclairé complètement. Ce n’était pas l’idée de, mais la chose elle -même sortie de l’image. Et il n’ y a pas eu de trahison de l’image qui ne promettait rien. Je crois que c’était cette sorte de lumière de l’image, libérée absolument, ce soir.
Crédits photos: Didier Bagnis
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Peintre et guitariste, adepte de Telecaster Custom et d’amplis Fender. Né en 1962 – avant l’invention du monde virtuel – pense que la critique musicale peut-être un genre littéraire, objet idéal pour un débat en fauteuil club millésimé.