Ce matin du 7 janvier 1968 , une fine pluie tombe sur Londres , drapant St John’s Wood d’une atmosphère mélancolique . David Gilmour resserre son manteau autour de lui avant de pousser la lourde porte du studio Abbey road . Il a 22 ans et il ne se doute pas encore que cette journée va le faire rentrer dans la légende du rock . L’odeur du bois poli et du tabac froid flotte dans l’air . Dans le couloir , les cendriers débordent . Sur une chaise traine un London Magazine avec Céline en couverture . David jette un œil distrait sur ce visage aigri qui lui est inconnu ….
Dans la salle de contrôle , Roger Waters fume nerveusement une cigarette . Il jette un regard inquiet vers le studio vitré où Nick Mason tapote distraitement ses baguettes sur le rebord de sa caisse claire . Richard Wright , très concentré , ajuste les curseurs de son clavier. L’ambiance est tendue , électrique … une absence flotte dans l’air , celle de Syd Barrett , le diamant de Pink floyd .
Depuis plusieurs mois , Syd est ailleurs , il s’est dissout dans le LSD qu’il gobe comme des noix de cajou . Son regard vif semble désormais errer dans le brouillard . Lui , le mentor des premières expérimentations psychédéliques , l’architecte génial de l’album The piper at the gates of dawn est parti dans une dimension lointaine. De laquelle il ne reviendra jamais, mais personne ne le sait encore. Cependant le vide qu’il est en train de provoquer au centre du groupe semble de plus en plus difficile à combler pour les autres membres…
Norman Smith à qui EMI a demandé de produire le second album du Pink Floyd ,est inquiet . Les sessions trainent. Elles ont débuté à l’automne et des titres prévus pour un nouveau single n’ont pas été retenus. Veto pour « Vegetable Man » et « Scream Your Last Scream »… Les deux compos de Barrett sont bien trop tordues pour la maison de disques et le groupe n’arrive pas à les terminer correctement. On verra ce qu’on en fera plus tard. En attendant, il faut sur scène remplacer ou soutenir un Barrett totalement erratique, imprévisible ou absent. Gilmour, c’est Waters qui l’a contacté en décembre. En rupture de Joker Wild formation de rythm and blues de seconde zone, le guitariste talentueux est de retour de France mais ne fait pas grand chose. David vient lui aussi de Cambridge… C’est un ami d’enfance et d’adolescence de Roger et de Syd, bien sûr. Surtout de Syd… Pourrait-il convenir pour les concerts prévus? Mais, en plein enregistrement du prometteur Saucerful of Secrets peut-on vraiment demander à Gilmour de suppléer au flamboyant Syd Barrett? Le risque est évident, mais le risque est là, quoi qu’il en soit …
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David pose sa guitare contre un ampli et salue le groupe. Comme il n’est pas un inconnu , l’ ami d’enfance de Barrett a déjà fait connaissance avec tout le petit monde du Floyd . Il s’agit aujourd’hui de répéter quelques titres pour des concerts qui arrivent. Gilmour sera là, en renfort de Barrett affaibli par sa forte consommation de drogues qui lui donne des trous de mémoire… Parce qu’on pense que tous les problèmes de Syd viennent du LSD… Un peu naïvement car l’explication est trop simple. David est ému. Parce que ce 8 janvier, il se dit qu’il joue sans doute son avenir dans le groupe . Sera-t-il un simple soutien ou un remplaçant définitif ?
– « On commence avec « Set the Controls for the Heart of the Sun » » … annonce Roger .
Il s’agit d’un nouveau titre, long et répétitif, composé par Waters, un de ses premiers… David hoche la tête et attrape sa Fender Telecaster blanche . L’instrument lui a été prêté par Syd, assez ironiquement, parce que David est fauché à ce moment là, locataire d’un modeste appartement dans cette capitale britannique en effervescence, retrouvée à l’automne… Il fait crisser quelques sons hésitants . L’ingénieur du son ajuste les niveaux puis la batterie de Mason surgit , tribale, hypnotique. La basse entre , jouée avec un effet feutré et répétitif. Les claviers de Wright s’étirent comme une nappe cosmique , Roger murmure des paroles d’une voix spectrale . David ferme les yeux , il ne cherche surtout pas à imiter Syd dont il a entendu les parties de guitare réalisées lors d’une première session d’enregistrement. Il ne veut pas être un musicien de remplacement ; mais qu’est-il exactement ce jour là? Il joue ce qu’il ressent ,avec un mélange de respect et d’appréhension , d’excitation et d’humilité .
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Au fil des heures de répétition , la tension se dissipe dans le studio . Roger sourit et c’est plutôt bon signe compte tenu de son tempérament que Gilmour connaît depuis longtemps . Nick hausse un sourcil approbateur . Richard allume une énième cigarette . Une nouvelle alchimie est-elle en train de naitre? Lorsque la session touchera à sa fin, David va poser la Fender et croise le regard de Roger . L’un et l’autre ont-ils compris que quelque chose venait de changer? Le Pink Floyd ne serait plus jamais comme avant , il est au début d’une mutation et Gilmour pourrait en devenir une pièce maitresse . Il en est heureux mais triste en même temps car il se demande ce qui va advenir de son ami Syd ? Fera t-il partie de l’aventure dont il a été l’initiateur génial? Roger dit que Barrett , s’il ne se remet pas de la crise qu’il traverse, restera comme compositeur. Tout le monde acquiesce. Il deviendrait une sorte de Brian Wilson , le leader des Beach Boys incapable de jouer sur scène , mais toujours compétent quand il faut écrire une bonne chanson… Gilmour couvrira les bizarreries de Syd…dans un premier temps. Ce sera son rôle du 12 au 20 janvier, pour les concerts qui seront donnés à cinq musiciens. David devra jouer et chanter avec Syd ou par dessus son camarade si celui ci perd les pédales… Puis le quintet répétera les morceaux qui seront sur ce nouvel album en cours, venant dans la douleur: « Remember a Day » de Richard Wright, « Let There Be More Light », « Corporal Clegg » de Roger notamment. Mais nul ne sait si Syd, en studio, ne sera plus convaincant que lors des dernières prestations live.
Quelqu’un demande s’il est possible de faire une photo du nouveau groupe? David sourcille… « Pas aujourd’hui, mate! » goguenarde Waters… « Tu vois pas pourquoi? « … On remettra au lendemain, si Barrett vient au studio. Quelqu’un ira le chercher…
A l’extérieur la pluie continue de tomber , Syd, le regard vide , un peu plus loin se promène sans parapluie dans le square de Earls Court .
Nota : « Set The Controls For The Heart of The Sun » est le seul titre de l’ album Saucerful of secrets où l’on peut entendre à la fois Syd Barrett et David Gilmour jouer ensemble, bien qu’ ils ne se soient jamais côtoyés dans le studio. La prise de Barrett avait été enregistrée plusieurs semaines auparavant . Gilmour assurera presque toutes les guitares de l’album qui sortira fin mai 68. Barrett enregistra une slide guitar sur « Remember a Day » de Wright, la guitare et le chant de « Jugband Blues », son unique composition retenue qui clôt l’album. Il sera écarté du Pink Floyd en avril 1968. Toutefois, il faut ajouter que David Gilmour ne laissera jamais tomber son ancien camarade de Cambridge . Sa contribution essentielle pour les deux albums solos de Barrett , The Madcap Laughs( 1970) et Barrett ( 1970), en est la preuve .
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Je voulais être David Gilmour ou rédacteur à Dark Globe… J’ ai finalement choisi la seconde option!